Lunch avec Ta bouche mon paradis
Interview de Émilie Aussel, réalisatrice de Ta bouche mon paradis
Pourquoi vouliez-vous faire un film autour de l’affect et du relationnel humain ?
J’ai toujours été intéressée par cela. Dans tous mes films, je m’attelle à faire une peinture des sentiments. Il y est question de rapport au groupe, aux autres, de solitude, d’amitié, d’amour. Ta bouche mon paradis est mon quatrième court métrage. Mes précédents films mettaient en scène des adolescents et leurs émois, ici les personnages sont de jeunes adultes et exposent des combinaisons affectives.
En particulier, qu’est-ce qui vous intéressait dans les moments d’agressivité ou d’insatisfaction décrits dans Ta bouche mon paradis ?
Ta bouche mon paradis a été écrit essentiellement par Emmanuelle Bayamack-Tam, auteure, avec qui j’ai co-écrit mon long métrage en développement, Un royaume. Je dirais que ce ton vient plus de son univers que du mien. Et en même temps, il est celui des premières désillusions. Les situations proposées dans ce film soulignent la fragilité, les vertiges et la cruauté du désir et de ceux qui l’éprouvent. Le film repose sur l’énergie des jeunes comédiens, sur l’engagement affectif des personnages et expose en effet avec ironie ou tendresse les affres de l’amour. Il est risqué de se faire aimer, d’aimer et tellement difficile pour des êtres de se comprendre…
Comment avez-vous abordé le rapport entre les comédiens et comment avez-vous défini les schémas, styles et tenues ?
Ce film est né d’un atelier cinéma que j’ai mené à l’ERAC (École Régionale d’Acteurs de Cannes, une des douze écoles supérieures de formation d’acteur en France). J’avais été engagée pour un atelier sur le jeu d’acteur au cinéma et puis face à la qualité des acteurs et à la proposition de récit d’Emmanuelle, j’ai poussé l’exercice et nous avons fait ce film. Donc j’ai eu d’emblée à faire avec une troupe de 14 comédiens, un casting imposé, chose assez inhabituelle mais qui nous a servi dès l’écriture. Les scènes en duo ou trio ont été écrites pour les comédiens, c’est du sur-mesure. Nous les avons beaucoup répétées, un peu remaniées. Emmanuelle nous a donné une version schématique de la grande scène chorale et c’est au fil de jours d’improvisation que nous l’avons élaborée et, à travers elle, que nous avons imaginé les relations entre les personnages. Cette manière d’écrire collectivement avec les comédiens est quelque chose qui m’est propre, que j’ai beaucoup expérimenté pour mes films précédents. Quant au style du film, à ses couleurs, à ses lumières, j’ai eu envie de faire un film assez théâtral, excessif, mettant en avant les acteurs, les visages, les sentiments. Les visages sont les paysages du film, d’où le choix du 4:3, et les décors sont traités de manière assez picturale, en s’appuyant sur des couleurs vives, des éclairages parfois artificiels, des aplats de matière. J’avais envie de tenter visuellement quelque chose d’un peu différent de ce que j’avais fait précédemment, de plus artificiel. Concernant les tenues, nous avons puisé dans les costumes de l’ERAC et là encore j’avais envie de m’amuser, de donner un côté années 80 aux personnages, de jouer des matières et des couleurs pour affiner les personnalités des uns et des autres.
Êtes-vous particulièrement sensible au questionnement du Genre et est-ce un thème que vous avez déjà exploré ou que vous comptez explorer davantage ?
Là encore la question du genre appartient plus à Emmanuelle qu’à moi. C’est un thème qui apparaît souvent dans ses romans. Je ne l’avais jamais abordée dans mes films, mais j’ai pris plaisir à y travailler et il pourrait ressurgir à nouveau dans d’autres projets. Questionner la féminité masculine m’intrigue, évoquer un certain féminisme aussi.
Enfin, comment avez-vous travaillé la composition et le son ? Vouliez-vous créer un effet fantasmagorique ou au moins mystérieux, en particulier ?
Ayant fait le choix pour ce film de tourner essentiellement dans des intérieurs ou des lieux urbains vides, je savais dès le départ qu’un travail de composition sonore serait nécessaire pour donner de la profondeur à ces espaces. Le son et la musique dramatisent les scènes, leur donnent une certaine couleur, renforçant ce qui se joue entre les personnages et appuyant le ton des mots et des relations. Par exemple, sur la scène de divination par les dés, nous avons ajouté un orage et ses coups de tonnerre pour assumer le côté comique de la grande prêtresse. Pour le montage son, j’ai travaillé avec Josefina Rodriguez avec qui je collabore depuis des années. Quant à la musique, j’ai à nouveau fait appel à Postcoïtum, duo batterie-électronique, ayant signé la musique de trois de mes films. Fantasmagorie, mystère, je ne sais pas. Le son et la musique ont été pensés et façonnés pour emporter les personnages. Peut-être ajoutent-ils un côté irréel et mystérieux, en effet. Un motif musical revient à plusieurs reprises et accentue la solitude des personnages, tout en donnant un côté plus lyrique, plus aérien au film. Enfin, la musique de la fête souligne les tensions tout en invitant les corps à danser et les paroles de Julio Iglesias rapportent l’incontestable difficulté d’aimer rencontrée par les personnages.
Quels ont été vos coups de cœur au cinéma cette année ?
Rester vertical d’Alain Guiraudie et La mort de Louis XIV d’Albert Serra.
Pour voir Ta bouche mon paradis, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F7.