Dernier verre avec The Boogeywoman (La Croque-mitaine)
Entretien avec Erica Scoggins, réalisatrice de The Boogeywoman (La Croque-mitaine)
Pourquoi vous intéresser à une adolescente au moment de ses premières règles ?
Parce que c’est une période de grande tension qui peut charrier de la peur, de l’appréhension, de la honte mais aussi de la fierté et une expansion. Généralement c’est un mélange de tout ça. C’est une métamorphose physique indéniable ancrée dans des siècles de mythologie et d’endoctrinement. Quand une jeune fille devient femme, qu’elle est reliée aux cycles de la nature et à l’évidence de sa capacité à créer la vie, elle devient aussi la victime du puritanisme et des lois religieuses et sociales. C’est sa culture, construite à partir de ses propres croyances et normes sociales qui lui dicte ce qu’elle a le droit de faire ou ne pas faire de son corps, et ce qui est impropre, honteux, ce qui va lui arriver si elle enfreint ces lois. Ses premières règles sont les prémices d’une lutte perpétuelle entre ses désirs et le maintien de sa réputation.
Est-ce que le sang a un caractère magique dans The Boogeywoman?
Le sang est magique ! Il est la vie. Le sang menstruel est signe de santé et de fertilité et pourtant, on nous demande de le cacher. Bizarrement, les scènes de batailles sanglantes,d’exécutions et d’agressions perturbent beaucoup moins les gens que la vue d’une culotte ensanglantée. En somme, le sang qui vient de la part sombre et invisible des femmes porte en lui le mystère. Et le mystère, associé à l’incertitude, créé la peur, qui conduit à des atrocités comme la condamnation des sorcières, la mutilation du sexe féminin, ou la dangereuse mise à l’écart des femmes pendant la période de leurs règles. Si la sexualité féminine et la biologie sont à l’origine de telles violences, c’est bien qu’il y a de la magie quelque part. La Boogeywoman s’empare de cette absurdité et s’enfuit avec, se servant du sang comme d’une force qui amène jusqu’au seuil de la féminité et de l’autonomie sexuelle. Le sang est alors source de pouvoir plutôt que de honte.
Pourquoi avoir choisi la nuit comme cadre de la scène principale ?
Du point de vue symbolique comme littéral, la nuit est le côté obscur de la terre. Les choses y sont cachées, sombres. La rencontre de la jeune fille avec la Boogeywoman est de celles qu’on nous a apprises à considérer comme la part d’ombre de la féminité : une femme forte, éminemment sexuelle, qui n’a aucune considération pour ces lois arbitraires conçues par ceux qui n’ont jamais fait l’expérience de ce qu’elle doit supporter. La nuit est aussi l’environnement idéal pour développer les métaphores de l’horreur qui se jouent dans le film.
Comment avez-vous travaillé cette intense scène d’errance qui fait suite à celle de la piste de roller ?
Cette scène évoque la distance que prend la jeune fille vis à vis de l’innocence et du regard social pour faire l’expérience de sa féminité, qui d’un côté la vulnérabilise mais de l’autre, la rend libre. Je voulais que le moment où le jeune homme la suit soit ambigu. Veut-il s’excuser, est-il envoûté par la magie de ce sang ou a-t-il de mauvaises intentions ? À ce moment-là, la peur et l’égarement mènent notre héroïne directement vers sa destinée et au lieu de devenir l’éternelle victime, les choses s’inversent et c’est le prédateur qui devient la proie. Proie peut-être consentante. Cette scène a été notre dernière nuit de tournage. Après, nous avons déambulés dans les rues de Dayton, morne petite ville du Tennessee (à un pâté de maisons du Palais de Justice où il a été décidé que la théorie de l’évolution serait enseignée dans les écoles américaines). On a rangé nos affaires vers 4 heures du matin et entendu le train qu’on a attrapé de justesse. Notre chef opérateur avait un sourire triomphant, nous étions morts de froids mais sacrément contents !
Avez-vous écritThe Boogeywoman comme une forme à part entière ou l’envisagez-vous comme l’expérimentation de quelque chose de plus long ?
The Boogeywoman a été la manière de tester un concept. J’avais un brouillon assez grossier comme trame d’un long métrage et puis j’ai décidé de faire un court pour faire apparaître ce qui avait le plus d’importance dans l’histoire. J’en ai extirpé des personnages et des thèmes pour réaliser The Boogeywoman. Depuis, j’ai remanié le projet de long, Godmother, et cherche un producteur. Godmother est un thriller psycho-sexuel Gothique qui met en scène une adolescente, sa mère et la femme qui comble le vide entre elles. L’héroïne de Godmother, Sam, une adolescente dans sa dernière année de lycée, tâtonne dans une première histoire d’amour polluée par la violence et la manipulation. Quand son très instable petit copain lui demande d’enquêter sur une prétendue meurtrière qui sévirait dans leur petite ville, Sam se trouve d’étranges affinités avec elle. Alors qu’elle enquête sur cette femme et essaie de rompre avec son amant violent, elle est confrontée à des troubles dissociatifs qui la mènent à une mémoire ancestrale dans laquelle interviennent sa mère et la femme mystérieuse. Sam s’approche dangereusement d’une vérité qui va la redéfinir. Godmother évoque les risques que ça représente de quitter un homme dangereux et la férocité dont peut faire preuve le sexe « faible ».
Y a-t-il des libertés que le format court métrage vous a apportées en particulier ?
Un court métrage, ça peut être tellement de choses : un exercice, un poème, l’amorce de quelque chose, ou simplement un film qui n’est soumis ni à des conventions, ni à la rentabilité. Pour moi ça a été tout ça à la fois. The Sacred Disease, qui a été sélectionné dans la compétition Labo l’année dernière et The Boogeywoman, viennent d’un monde cinématographique qui pour moi est en évolution constante. L’âpreté et l’altération des perceptions dans The Sacred Disease et le symbolisme provocateur de The Boogeywoman sont au cœur de mon nouveau projet, Godmother. Chacun de mes courts métrages a boosté mon évolution en tant que réalisatrice et m’a amené jusqu’au projet de long, ils m’ont aussi permis d’offrir des opportunités à d’autres. J’ai repéré Amélie Hoeferle, l’actrice principale de The Boogeywoman dans un café de Cleveland, ma ville natale. J’avais travaillé sur le script toute la matinée et tout d’un coup, je vois cette charmante jeune fille au seuil de sa féminité. Elle n’avait jamais joué auparavant mais a accepté le défi sans hésitation. On a fait un premier essai, puis un deuxième un peu plus tard dans lequel j’ai pu observer l’évolution. J’étais ravie de lui offrir le rôle. À partir de là, j’ai pu compléter le casting avec de jeunes acteurs tous plus talentueux les uns que les autres, dont certains n’avaient jamais travaillé pour le cinéma. Tous ensemble on a créé cette petite famille, développé des liens forts et communiqué quotidiennement. Le format court m’a permis de fonctionner à l’intuition et de prendre le risque de travailler avec ces acteurs. Ça a très bien fonctionné.
The Boogeywoman (La Croque-mitaine) a été sélectionné en compétition labo (L5).