Dîner avec Ton cœur au hasard
Entretien avec Aude Léa Rapin, réalisatrice de Ton cœur au hasard
Dans Ton cœur au hasard, vous donnez à voir le parcours d’un jeune garçon très solitaire qui semble chercher quelque chose. Dans votre travail, vous arrive-t-il de vous isoler, de rechercher la solitude ?
Disons qu’en tout cas, Ton cœur au hasard est le fruit d’une collaboration étroite avec le comédien Jonathan Couzinié. Nous avons écrit ensemble le scénario un soir de désespoir, un soir où nous nous demandions tous deux comment il était possible qu’à notre époque multi-connectée, les gens se sentent si seuls.
Une idée a très vite germé. Nous devions justement faire voler en éclats cette solitude et lancer Freddy, le personnage principal, dans un vrai voyage à la recherche d’une fille rencontrée sur un site Internet. Un amour virtuel qu’il va chercher à rendre réel en se lançant sur les traces de cette fille dont il ne possède que la photo.
Dans Ton cœur au hasard, vous questionnez le rapport qu’a le jeune personnage masculin aux femmes. Pensez-vous qu’il y ait dans la société actuelle une fracture entre les hommes et les femmes et qui s’exprime en particulier dans les relations sentimentales ?
Je crois surtout que toutes formes de relations sentimentales comportent leurs lots de fracture, d’incompréhension, de décalages. Je ne pense pas que ce soit réductible au rapport homme-femme. J’imagine que ça dépend surtout de qui, de quoi, de comment les gens se rencontrent. Je n’aime vraiment pas l’idée qu’il y aurait une façon d’être « Homme » et une façon d’être « Femme » et que cela impliquerait « des fractures dans la société actuelle » comme vous le signifiez dans votre question. Ce que je peux dire c’est que Freddy est un homme qui cherche justement une histoire d’amour avec une femme et qu’il ne sait pas du tout comment s’y prendre car il vit dans le fantasme. Il s’identifie à ces joueurs de foot affublés de la coupe de cheveux caractéristique de David Beckham ou d’Antoine Griezmann. Il s’imagine qu’en ressemblant à ses idoles cela lui conférera une certaine aura auprès des femmes. Il s’est créé ce look par pur fantasme justement de ce que devrait être « un homme », et il court après une image, il est amoureux non pas d‘une femme mais de l’image de cette femme qu’il trimballe en fond d’écran de son téléphone portable.
La première séquence de Ton cœur au hasard est une séquence de beuverie plutôt amusante et nous découvrons par la suite que votre héros n’est en fait pas du tout dans un état de joie. Pourquoi avoir choisi de créer ce contraste ?
Freddy patauge dans son travail éreintant dans l’industrie du poulet, son attachement quasi religieux à son vieux camion déglingué et oui, il emmène avec lui son addiction à la cigarette et à l’alcool. Freddy se débat avec la solitude et le néant de sa vie sociale.
Chaque fois qu’il touche quelque chose dans son camion, il le casse, et c’est à chaque fois bref et fulgurant. Par extension, la première fois qu’il touchera une fille dans ce film, il la cassera elle aussi. Je marche ici dans l’empreinte indélébile que m’a laissé Des souris et des hommes. A l’instar de Lenny, Freddy en pensant faire du bien va abuser d’une fille alors que celle-ci était peut-être celle qu’il cherchait partout sur sa route.
Votre héros est totalement déconnecté du réel et du sens des responsabilités, de la sienne en particulier. Il n’identifie pas les actes qu’il commet comme condamnables. Vouliez-vous dénoncer davantage l’influence de l’alcool ou celle de l’excès de solitude qui modifie sa perception du réel ?
Pour répondre vraiment à cette question il faudrait que vous précisiez de quels actes vous voulez parler. Ce qui m’intéresse avec ce personnage c’est un tout, pas seulement son rapport à l’alcool qui n’est qu’une facette, une conséquence d’autres choses. Et dans tous les cas je ne souhaite pas dénoncer ce personnage ou son rapport à l’alcool, ça ne m’intéresse pas vraiment de le juger ou de lui faire porter le chapeau de « ma morale ».
Alors qu’il affirme avoir réussi sa carrière, le jeune héros de Ton cœur au hasard semble vivre dans son véhicule. Cette incohérence questionne sur la réalité de ce qu’il traverse. Avez-vous intentionnellement semé le doute ? Etait-ce présent dès l’écriture ?
A-t-on affaire à une quête réelle ou bien est-ce une quête imaginaire ? En d’autres termes : la fille en Espagne existe-t-elle vraiment ? J’ai choisi d’accompagner Freddy et de le prendre au sérieux, quelle que soit la vérité. J’ai choisi d’adhérer à « sa » vérité et de voir où elle nous mènerait. Je ne sais pas si Freddy a réellement le sentiment d’avoir réussi sa carrière mais il a besoin de nous le faire croire. Tout dans ce film participe de l’ambigüité, et de cette somme d’ambigüités va naître le doute. C’est passionnant de laisser le spectateur se faire sa propre idée.
Dans Ton cœur au hasard, votre héros semble particulièrement démuni face à la vie. Il n’a pas de collègues, pas d’amis. Pas de mère, pas de père. Seulement une grand-mère avec laquelle il n’arrive visiblement pas à communiquer… Pourquoi n’avoir pas envisagé cette barrière de la communication avec un parent direct ou dans un groupe de connaissances ?
Il ne me semble pas mentionner dans le film que le personnage n’a pas de collègues, d’amis ou de famille. C’est ce que vous en avez déduit. Un homme qui voyage s’extirpe toujours de son quotidien et de ceux qui le rythment habituellement. Alors oui, il passe dans le sud de la France et s’arrête chez sa grand-mère, c’est un choix narratif qui me semblait intéressant. Je confronte ici la solitude de Freddy avec la solitude de sa grand-mère veuve qui rend visite à la tombe de son mari. Chacun à sa manière, tente de faire vivre une personne qui n’existe pas physiquement et lorsqu’ils sont confrontés l’un à l’autre, c’est leur solitude qui prend le dessus. Ces deux-là se comprennent mieux dans le silence que dans la parole.
Avez-vous fait des recherches sur les situations d’extrême isolement de ce type ou est-ce purement imaginaire ?
Je crois que nous sommes tous nourris d’histoires de ce genre. Ma propre grand-mère place une assiette vide au bout de la table de Noël afin que mon grand-père décédé mange avec nous… Ma tante s’est achetée un chien suite à sa séparation et lui parle comme s’il était humain. D’autres regardent Youporn ou joue à Second Life, etc. A chacun sa manière de rompre son isolement, de remplir les vides.
Ton cœur au hasard a été produit en France. Selon vous, dans le court métrage, qu’est-ce que la production française apporte que les autres n’ont pas ?
Je tiens simplement à préciser que ce film n’est pas le fruit d’une production classique à la française. Nous n’avons fait aucune demande de financement, c’est le parti pris de ce projet. J’ai écrit le scénario en juin pour un tournage que j’envisageais en août-septembre. Les délais étaient trop courts pour que mes producteurs puissent lancer le processus. Nous sommes donc partis en fonds propres et équipe très réduite. Nous avions un camion assuré pour 4 personnes, l’équipe ne pouvait donc pas excéder 4 personnes. J’ai filmé moi-même, j’ai aussi choisi également de le monter. L’ingénieur du son Virgile Van Ginneken a également tout fait d’un bout à l’autre de la chaîne : la prise de son, le montage et le mixage. Nous avons été épaulés par des gens compétents, qui ont suffisamment cru au projet pour donner de leur temps et de leur talent, dont la chanteuse Emily Loizeau qui nous a fait l’honneur de composer un morceau. Nous avons fait un film de manière la plus artisanale qu’il soit avec une grande dose de passion et de confiance.
J’ai hâte désormais de faire un film dans les règles de l’art de la production française et ainsi de pouvoir vous répondre.
Pour voir Ton cœur au hasard, rendez-vous aux séances de la Compétition Nationale F4.