Goûter avec Traces
Interview de Hugo Frassetto et Sophie Tavert Macian, coréalisateurs de Traces
Comment avez-vous travaillé le style graphique pour être ainsi esthétiquement en adéquation avec l’art rupestre ?
Le point de départ, c’est le choix du sable animé, de faire appel à Hugo et à cette technique qu’il maîtrise tout particulièrement, pour plonger dans la minéralité des grottes ornées. Ensuite, c’est une envie, celle pour Hugo de tester une nouvelle technique, la peinture animée sous banc-titre. A partir de là, on est parti des grandes caractéristiques de l’art rupestre : la palette chromatique réduite au noir, blanc et ocre, l’omniprésence du geste avec les traces de pinceaux et de doigts, et son économie pour suggérer un plein, un vide, une matière, une forme… L’art pariétal, c’est un art de la suggestion, de la transformation et de l’ellipse. Un art brut qui ne s’embarrasse pas d’artifices superflus et en même temps très raffiné. C’était précisément ça notre fil rouge, trouver une image brute et raffinée. Certainement ce qui nous a le plus rapproché de l’esthétique rupestre. Mais on est allé voir ailleurs aussi, pour les décors notamment. Ils sont formés par un jeu de masses, de réserves et de perspective atmosphérique. Ils sont directement inspirés des paysages à l’encre de Chine, une tradition picturale asiatique qui n’a a priori rien à voir avec l’art rupestre et avec lequel elle a pourtant de fortes similarités : l’économie et la présence du geste, la gamme chromatique restreinte, l’omniprésence de la nature…
Qu’est-ce qui vous intéressait dans le rapport à la chasse et à la prédation ?
Avant même de savoir quelle histoire on allait raconter, on avait un thème très large : la domination. La chasse et la prédation sont des techniques de survie basées sur la domination d’une espèce sur une autre. L’humanité s’est en partie construite dans ce rapport au monde, d’autant plus que pendant la Préhistoire, sans chasse pas de survie. Aujourd’hui encore, et même plus que jamais, chaque être humain est traversé par cette question de la domination : est-ce que je dois dominer pour survivre ? Pour trouver ma place et être moi-même ? Et qui je domine, comment ? Que ce soit une autre espèce ou un autre être humain… Finalement, le format court a été un prisme à échelle réduite pour approcher le thème, celle du trio de protagonistes, le maître, l’élève et l’animal. Et puis, sans chasse, pas de survie donc pas d’art pariétal non plus ! Le lien entre la chasse et l’art, ce qu’on a appelé la « trace » et qui donne son titre au film, était pour nous évident. L’univers symbolique du film découle de ce thème, la domination. Comme si c’était une sorte de magie, avec sa part « blanche », celle qui permet de manger, de créer, de survivre. Et sa part « noire » qui, par excès ou par insuffisance, blesse, détruit et tue.
À quel point êtes-vous intéressé par la thématique du rituel et envisagez-vous de réaliser d’autres films autour de cette question ?
Le rituel a plusieurs fonctions dans le film. Il raconte une civilisation avec des constructions symboliques fortes. Il est l’élément indispensable à la magie : c’est une porte vers le surnaturel, vers d’autres dimensions où les espace-temps communiquent. On voulait que le film joue sur cette fluidité entre les réalités, le monde du dehors et de la chasse, le monde de la grotte, le monde de la trace… Et que chaque dimension ait un impact sur l’autre. Le rituel, c’est ce qui crée du lien entre elles. C’est la métaphore de l’imagination.
Vous travaillez à deux, comment vous répartissez-vous le travail de réalisation ?
Sophie a rencontré Hugo avec des livres et une idée : raconter l’histoire de l’artiste qui avait peint une fresque préhistorique représentant des lions pourchassant des bisons. A partir de là, nous avons tout co-conçu, du scénario à l’animatique. Hugo avait un regard sur la narration et Sophie sur le graphisme. Nous avons fabriqué le film en résidence à Ciclic Animation. Hugo a dirigé l’équipe de trois animateurs tout en animant lui-même, notamment les séquences en sable. Là, les décisions du quotidien revenaient davantage à Hugo et Sophie jouait un rôle de directrice artistique, pour valider tous les éléments avec un « oeil frais ». Dans la dernière étape, les décors ont été créés parallèlement à la post-production. Mais comme on ne vit pas dans la même ville, Hugo s’occupait des décors de son côté à Clermont-Ferrand et Sophie supervisait la post-production au quotidien à Lyon, pour finaliser la bande son et les images. Par contre, les grandes étapes comme l’enregistrement des voix définitives, le montage, le mixage et l’étalonnage ont été fait ensemble, toujours dans l’optique que chaque décision artistique essentielle soit prise à deux. Traces, c’est vraiment un film de duo, un duo de magie blanche ! Autre point dont nous sommes fiers : nous n’avons absolument rien fabriqué à Paris ! Comme quoi, faire un film décentralisé, c’est possible. Alors faites des films, où que vous soyez !
Y a-t-il des libertés que le format court métrage vous a apportées en particulier ?
Il faudrait plutôt parler de contraintes créatives : comment embarquer le spectateur dans un univers symbolique complexe qui lui est étranger, sans qu’il comprenne les dialogues et sur une durée qui ne devait pas excéder 12 minutes, tout ça pour au final créer du sens et susciter une émotion !? Autant dire qu’on s’est carrément creusé la tête ! On a procédé par simplification des personnages, des situations et des enjeux, que ce soit au niveau narratif et graphique. Le mot d’ordre : même si le sens échappe en partie au spectateur, il faut qu’il saisisse le premier degré. Pour que la symbolique s’installe en lui, on a créé une sorte de « mode d’emploi » avec la séquence hybride qui ouvre le film. Puis on a tissé des liens formels et sonores tout au long du film pour donner la sensation de plonger dans quelque chose d’englobant, de cohérent. On a surtout misé sur la rythmique du film et tout mis en oeuvre pour qu’il embarque, au sens propre, le spectateur avec lui, dans un tourbillon qui ne le lâche pas, qui le bouscule, qui le violente aussi un peu. C’est là que le format court nous a donné une vraie possibilité : faire du film un concentré d’énergie.
Quelles sont vos oeuvres de référence ?
La guerre du feu d’Annaud, LE grand classique du film préhistorique, qui permet de se positionner pour ou contre ! Dersou Ouzala de Kurosawa, pour son duo de personnages opposés et complémentaires, le jeu de bascule de leurs trajectoires respectives, et le format panoramique. Princesse Mononoké de Miyazaki, LE grand classique du film d’animation, avec ses personnages aux attributs animaux, sa symbolique intimement liée à la nature et son rapport au sauvage comme au surnaturel. Pour Sophie, une saga romanesque préhistorique grand public, Les enfants de la terre de JM Auel, qui a marqué son enfance avec un personnage féminin qui domestique un lion des cavernes. Plus que tout, les peintures de la grotte Chauvet, et notamment la fresque des lions.
Pour voir Traces, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F9 et à la séance scolaire.