Goûter avec 100 EUR
Entretien avec Aleksey Lapin, réalisateur de 100 EUR
Pourquoi avoir choisi 100 EUR comme titre ?
J’ai choisi un titre simple et court, pour aller à l’essentiel, et 100 EUR est sans doute la plus petite unité de cette histoire. L’argent est le ciment qui unit les différents personnages, c’est le dénominateur commun et c’est aussi ce que chacun cherche. J’aimais bien l’idée d’intituler le film « 100 EUR » et non pas « 100 euros » car « EUR » est le code ISO de cette monnaie. Cela donne un sens plus institutionnel, plus froid et déshumanisé.
Les deux frères sont-ils inspirés de gens que vous connaissez ?
Certains dialogues sont basés sur des échanges que j’ai eus avec mon père, sauf que notre relation est bien différente. J’ai bien aimé développer de nouveaux personnages dans le scénario, c’était comme de donner naissance à des êtres humains bien spécifiques. Bien sûr, je me suis inspiré de ma propre relation avec mon grand frère, et avec mon cousin aussi. Mais il était plus intéressant d’avoir la possibilité de créer des personnages uniques, très concrets et nouveaux pour moi, car je voulais qu’ils soient vivants dans le film, qu’ils respirent l’air de la réalité et qu’ils n’agissent pas selon un plan bien défini. Je voulais vraiment éviter d’en faire des immigrés-types ou des clichés de toute autre catégorie sociale. Je voulais qu’ils soient imprévisibles pour le spectateur comme pour moi, et ce jusqu’à la fin du film. Car dans la vraie vie, personne ne peut prétendre connaître les autres complètement, les gens ne vivent pas selon un manuel d’utilisation, ils se contredisent constamment. On est dans le préjugé lorsqu’on pense en savoir trop sur les autres. Je ne voulais pas en savoir trop sur mes personnages, en revanche, j’étais enclin à jouer avec les préjugés que l’on peut avoir en les regardant.
Que vouliez-vous montrer en racontant leur histoire ? Quelles sont les difficultés des Roumains qui vivent en Autriche ?
Le film ne parle pas d’une nationalité en particulier. En fait, au départ, j’avais imaginé mes protagonistes plutôt russophones. Puis j’ai eu peur que le film soit perçu comme autobiographique, car l’intrigue n’a rien à voir avec moi directement. Mes trois protagonistes sont roumains grâce à ma rencontre avec deux fabuleux acteurs roumains, Iulian Postelnicu et Alfredo Minea, qui étaient disponibles pour faire le film, et avec la productrice Claudia Joldes, qui m’a aidé pour le film et ce qui tournait autour. J’ai écrit l’histoire de façon très intuitive, en pensant à mon expérience personnelle de l’immigration et de la précarité financière. Mais je voulais restituer des émotions et non raconter une histoire particulière. Cela ne m’intéressait pas de donner des infos que tout le monde connaît déjà : le fait que les gens de l’est émigrent à l’ouest en quête de meilleures conditions de vie, et leur vulnérabilité par rapport à l’exploitation en tout genre. Le cinéma ne consiste pas à présenter des sujets sous une forme plus séduisante, plus facilement consommable. Je voulais me concentrer sur les sentiments de ces deux personnages et montrer leurs singularités au spectateur. C’est ma façon à moi de donner des infos nouvelles sur la condition humaine et la vie en général. Pour moi, le cinéma offre la possibilité de rapprocher des mondes complètement différents et de susciter un moment d’empathie et de contemplation du monde dans lequel nous vivons, sans avoir forcément besoin de faire de la pédagogie.
Il y a un humour assez noir et pince-sans rire dans le film. Est-ce le ton que vous recherchiez ?
Oui. À plusieurs reprises, l’ambiance dramatique du film tourne à la comédie, voire à la farce, mais je tiens à faire remarquer que la situation des protagonistes ne s’en trouve nullement améliorée. Il n’y a pas de grand changement dans leur état d’esprit, c’est nous qui prenons progressivement conscience de leurs difficultés quotidiennes, en tout cas c’est ce que j’ai voulu suggérer. À mon sens, l’immigration est toujours une tragédie, et mon but n’était pas de faire un film drôle, ce n’était pas la peine car la réalité elle-même peut être très drôle. Nous en sommes rarement conscients, mais braquez une caméra sur un groupe de gens et laissez-la allumée : vous obtiendrez très vite des moments très drôles mais parfaitement authentiques de comportement humain.
Quel est votre parcours de réalisateur ?
Je suis né en Russie, j’ai beaucoup bougé avec ma famille, pour finalement aller au lycée en Italie. Vers la fin du lycée, j’étais vraiment fan de cinéma. J’avais trouvé un dictionnaire du cinéma à la bibliothèque et je me suis mis à regarder tous les films notés 5 étoiles (la meilleure note). Je ne les aimais pas tous, mais au moins j’apprenais chaque jour quelque chose de nouveau sur le cinéma. Cela m’a appris à affiner mes goûts et poussé à faire mon premier film. J’ai tenté de faire un film avec mes copains du lycée pendant les vacances d’hiver, mais ils m’ont laissé tomber au bout d’une semaine car je leur demandais de se lever à 6 heures du matin tous les jours. Et puis il neigeait les premiers jours du tournage, mais la neige avait complètement disparu à la fin de la semaine. Le film n’a jamais été achevé, mais j’en ai appris un peu sur la continuité en cinéma. Après le bac, j’ai fait des études en art et design et réalisé des documentaires et des animations un peu bizarres. À l’époque, je n’avais pas l’intention de les montrer dans les festivals, je les faisais juste pour moi. Mais après ma licence, j’ai décidé de me consacrer au cinéma. J’ai postulé à l’école de cinéma de Vienne, et à ma grande surprise, j’ai été pris. Mais je n’ai appris que peu de choses en école de cinéma, mais des choses très importantes – dont le fait qu’il est inutile de faire une école pour faire du cinéma.
Diriez-vous que le format court vous a donné une certaine liberté ?
Oui, j’ai fait le film comme je voulais, sans me soucier des réactions qu’il susciterait ni des pertes financières. En revanche, j’avais des restrictions en termes de délais et de financements. Mais ces restrictions peuvent aider à la poésie et c’est peut-être ça, le court métrage. Cette forme impose un cadre temporel qui permet de se concentrer sur l’essence des choses, tout en gardant sa liberté artistique.
Pour voir 100 EUR, rendez-vous aux séances du programme I9 de la compétition internationale.