Lunch avec Aïssa
Entretien avec Clément Tréhin-Lalanne, réalisateur de Aïssa
Il semble évident au visionnage d’Aïssa, que l’héroïne risque l’expulsion du territoire français s’il s’avère qu’elle dépasse un certain âge. Pouvez-vous nous confirmer cette intuition et nous en dire plus sur cette situation légalement ?
Ces examens que l’on appelle « test d’âge osseux » sont réalisés sur des jeunes sans papiers pour lesquels les autorités ont un doute sur l’âge. Le juge s’appuie sur l’avis du médecin pour décider s’il est majeur ou mineur. S’il est déclaré majeur, il est expulsable. S’il est déclaré mineur, il sera pris en charge comme un enfant (logé, scolarisé, aidé). Ces jeunes déclarés majeurs qui allaient à l’école, étaient en hébergement social se retrouvent du jour au lendemain seuls et à la rue.
La voix off utilisée dans film est-elle issue d’un véritable rapport médical ou est-ce le fruit de votre imagination ?
Bernard Campan lit un vrai rapport de médecin mis en ligne par RESF sur le site Rue 89 en 2009. Nous avons changé les noms, les dates et mensurations. Nous avons également ré-agencé le texte pour aider la narration.
On apprend au sein du film qu’Aïssa est en stage au sein d’une entreprise or, pour établir un contrat de travail, elle a dû fournir une pièce d’identité et passer une première visite médicale. Quand vous avez réalisé le film, comment avez-vous envisagé la responsabilité de l’employeur sur le questionnement identitaire d’Aïssa ?
Je ne me suis pas posé la question de l’employeur. Ces jeunes ont parfois des certificats de naissance qui sont déclarés faux du jour au lendemain. Pour les stages liés à des CAP, il n’y a pas de visite médicale et s’il y en avait une, elle aurait pour but de prouver une aptitude à travailler et non une investigation sur un âge.
Avez-vous fait des recherches quant aux conditions qui sont prises en compte pour définir ces limites d’âge dans l’attribution de droits sur le territoire français, en particulier le droit au travail ?
Non.
En réalisant ce film, vous êtes-vous questionné sur la bascule vers le statut de résident « sans papiers » ?
Pas vraiment. Mon but avec ce film était vraiment de me concentrer sur les tests d’âge osseux. La situation des sans papiers est pleine d’injustices et d’aberrations, je ne voulais pas me perdre dans mon sujet.
Savez-vous si ces examens identitaires se font aussi aux Etats-Unis ou dans d’autres pays ? Avez-vous conçu Aïssa comme un film particulièrement français ou vous semble-t-il universel ?
J’ai appris au fil des festivals que ces examens existent dans beaucoup de pays d’Europe malgré leur dénonciation par le Commissaire Européen au Droit de l’Homme, les Académies de médecine et les associations de défense des droits de l’enfance de tous ces pays.
Au sein de l’examen, il est fait mention qu’il n’existe aucune donnée de référence pour évaluer l’âge des personnes africaines et que leur âge est établi en fonction des références caucasiennes. Avez-vous intégré cet élément avec un objectif précis et est-ce que ce fait est avéré « dans le réel » ? D’après vous, est-il acceptable de baser des évaluations aussi importantes pour l’avenir d’un être humain sur des données approximatives ?
Rapport de l’Académie nationale de médecine sur la fiabilité des examens médicaux visant à déterminer l’âge à des fins judiciaires et la possibilité d’amélioration en la matière pour les mineurs étrangers isolés, 16 janvier 2007 : « La lecture de l’âge osseux par la méthode deGreulich et Pyle universellement utilisée, permet d’apprécier avec une bonne approximation l’âge de développement d’un adolescent en dessous de 16 ans. Cette méthode ne permet pas de distinction nette entre 16 et 18 ans. » Ces examens ne sont pas fiables et sont scandaleux.
L’examen est réalisé par un médecin homme, alors qu’Aïssa est une jeune femme de culture étrangère. Vous ne vous arrêtez pas sur la question de l’effort culturel et des motivations d’Aïssa pour réaliser cet examen. L’avez-vous « réduite au silence » pour créer un effet particulier ?
Je pense plutôt que ces examens réduisent au silence. La machine administrative ne prend aucune précaution avec ces jeunes filles ou ces jeunes garçons. Puisque la médecine n’a pas de sexe, des hommes comme des femmes peuvent procéder à ces examens. L’examen de la pilosité n’amène aucune information précise et pourtant certains médecins passent par là pour donner un avis. Christiane Taubira a publié une circulaire demandant que ces examens soient utilisés en dernier recours mais dans les faits, rien n’a changé. Des jeunes ont même été condamnés à rembourser les aides qu’ils avaient touché alors qu’ils étaient considérés mineurs. Une pétition circule sur le site de Réseau Education Sans Frontières demandant l’arrêt de ces examens, je vous invite à la signer et à la partager.
Enfin, Aïssa a été produit en France. Selon vous, dans le court métrage, qu’est-ce que la production française apporte que les autres n’ont pas ?
Je suis régisseur adjoint en long métrage. J’ai pu faire Aïssa entre 2 films grâce à l’intermittence. J’ai pu ensuite l’accompagner en festival grâce à l’intermittence et enfin j’ai eu des techniciens brillants sur le tournage et la post production qui ont pu passer du temps sur ce projet grâce à ce système. C’est déjà un avantage sur les autres pays incroyables. Ensuite le film a été produit très vite, grâce au soutien de la Région Midi-Pyrénées puis de la Région Île-de-France. Ce soutien au court de la part des collectivités existe assez peu dans les autres pays d’Europe et il faut le garder absolument. La France est le pays rêvé pour faire des films.