Dîner avec Free Bullet
Interview de Caroline Detournay et Pauline Pisarek, réalisatrices de Free Bullet
Comment vous est venue l’idée de Free Bullet ?
Paulina Pisarek : Je venais d’achever le tournage du film I Don’t Touch the Gold. Après deux mois de tournage dans l’ouest du Sénégal, je suis tombée malade et j’avais envie de trouver une île pour me reposer. C’est comme ça que j’ai rencontré Boniface, parmi les bateliers qui m’ont amenée sur l’île. Je ne savais pas où aller et il m’a hébergée au presbytère. Il m’a fallu un jour entier pour comprendre que cet homme était un prêtre et que j’étais dans une église.
J’ai passé un mois aux côtés de Boniface sur une magnifique île à la population animiste. Nous sommes devenus très proches. Boniface s’est très bien occupé de moi et m’a raconté l’histoire de sa vie. Nous avons passé de bons moments ensemble à sillonner la région de Casamance, à rencontrer d’autres prêtres, nous étions hébergés dans des églises. Il m’a fait rencontrer le prêtre de Ziguinchor. Nous sommes aussi souvent allés dans sa famille. J’ai vite compris à quoi ressemblait la vie d’un prêtre dans ces contrées.
Après cette période assez intense en compagnie de Boniface et son passé de rébellion, je suis rentrée à Paris et j’ai entamé l’écriture d’un scénario avec Caroline. Sa remise en question était en quelque sorte un miroir (ou une métaphore) qui reflétait les conflits qui déchirent la région. Au départ, le film ne devait pas raconter une histoire précise, mais plutôt évoquer le sentiment universel de solitude, d’enfermement, de rêve d’ailleurs, de frustration et de désir d’indépendance. L’ile de Nioumoun se trouve dans un labyrinthe de mangroves où l’on peut vite se perdre et rencontrer de belles jeunes femmes. Bien sûr, dans la vie de Boniface, jeune prêtre sexy, cela représente une contradiction.
Vous intéressez-vous à la religion et ses liens avec le mysticisme ?
Paulina Pisarek : Dans le film, la religion représente le statut social du personnage. C’est ce qui fait que Boniface est étranger sur l’île. Mais il faut savoir qu’en Casamance, la religion est vue comme un métier, un symbole d’ascension sociale, d’instruction et d’argent.
La religion permet de monter les échelons de la société, de partir en Europe, d’être respecté. Grâce à elle, on devient un héros, on acquiert du pouvoir.
En 1981, le prêtre Augustin Diamacoune Senghor a lancé un mouvement pour l’indépendance de la Casamance. Les habitants craignaient que les islamistes ne s’emparent de cette région riche en terres agricoles. Le conflit a fait de nombreuses victimes. Finalement, le 1er mai 2014, des pourparlers secrets ont eu lieu au Vatican entre les forces de Salif Sadio, chef rebelle du Mouvement des forces démocratiques de Casamance, et le gouvernement du Sénégal, dirigé par Macky Sall.
Free Bullet parle de désir et de liberté. La religion est le cadre symbolique de ce conflit intérieur, car Boniface en est un représentant. Résoudre un conflit intérieur peut avoir un côté mystique, mais n’a rien à voir avec le mysticisme religieux. C’est une recherche qui peut mener à des révélations qui génèrent, de façon éphémère, une certaine liberté.
Caroline Detournay : La thématique de la religion était présente seulement en tant que carcan contraignant dans lequel Boniface désire s’affranchir mais en aucun cas le rituel ou la symbolique religieuse nous a intéressées. Ce n’est pas la même chose avec le rapport au mystique qui est plus évident dans sa quête car il essaye de transcender sa trajectoire pour accéder à sa conscience.
Est-ce que les frontières entre l’enfance, la préadolescence, l’adolescence et l’âge adulte sont des thèmes qui vous intéressent ?
Caroline Detournay : Free Bullet est une forme d’initiation vers le chemin de la liberté ou comment un homme devenu prêtre en Afrique de l’ouest se met à douter de sa vocation et s’ouvre au monde autrement que par le prisme de la religion. C’est aussi chercher à comprendre la frontière entre l’homme appartenant à une catégorie sociale et l’homme face à la nature, c’est la recherche d’une identité qui lui appartient.
Saint Désir, notre prochain film, évoquera justement ces étapes de la vie. C’est l’histoire d’un groupe d’ados qui passent des vacances en Normandie et s’amusent à tuer des vaches dans les fermes. Le projet sera produit par Mylène Guichoux, de Aurora Film. Nous sommes en phase de recherche de financements pour le tournage.
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Quelle est la langue parlée dans Free Bullet ?
Paulina Pisarek : En Casamance, on parle le diola.
Pourquoi avoir choisi de situer votre film dans un contexte rural et non pas en ville ?
Paulina Pisarek : Sur une île, on vit coupé de la civilisation et du bruit de l’information, on est isolé. Cela peut rendre vite paranoïaque, et quand on se cherche et qu’on a une idée dans la tête, on est plus enclin à la mettre en œuvre.
Dans Free Bullet, votre personnage porte parfois un masque. Pourquoi votre personnage est-il attaché à cet objet ?
Paulina Pisarek : Boniface a une personnalité bipolaire et se cache derrière plusieurs masques. On ne le reconnaît pas facilement. Dans le film, il a recours au masque pour diverses raisons. Le masque le protège du froid pendant la chasse. Mais il a aussi une dimension symbolique : quand on met un masque, on cache quelque chose et, du même coup, on montre autre chose. Lorsque Boniface met le masque au tout début du film, il se tourne à gauche puis à droite, comme pour faire des profils pour un casier judiciaire. Peut-être une forme d’auto-punition pour ce qu’il s’apprête à commettre. Le masque lui permet de repousser comme par magie les limites de sa honte, en l’occurrence son désir pour les femmes et son désir de tuer. Boniface se cache aussi derrière sa soutane – une sorte de pénitence et d’expiation de ses mauvaises actions passées (peut-être des actes rebelles ou des secrets de famille). Il tente à tout prix d’expier les événements du passé qui ont causé de la souffrance, aux autres comme à lui-même. Cela lui permet d’opérer une transformation intérieure. On ne peut pas montrer un seul visage à moins de porter un masque.
Il y a des sentiments que le personnage n’arrive pas exprimer dans le film. Est-ce aussi une sorte de masque ?
Paulina Pisarek : Il ne peut pas s’exprimer car il travaille pour l’Église. C’est un personnage public et en évoquant sa vie privée, il risque d’être rejeté par l’institution. Le complexe familial est aussi un facteur. Du côté de sa mère, la famille de Boniface est animiste, ce n’est pas facile pour lui de faire partie de cet univers et de porter le secret de la famille de son père, qui est catholique. Boniface a appris a en jouer. Il est constamment dans la contradiction.
Comment avez-vous travaillé sur le rythme du film et quel effet vouliez-vous obtenir ?
Caroline Detournay : Free bullet impose un rythme telle une balle propulsée dans l’espace de ses envies à la vitesse de ses émotions. Boniface suit un chemin, une direction mais surtout une envie de liberté. Le rythme syncopé qui s’accentue par le montage elliptique et heurté permet de créer une poussée de notre personnage Boniface vers ces décisions. Chaque séquence est une étape vers la libération de ses émotions. Ce qui est très important, c’est qu il n y a pas de possibilité de retour en arrière, le mouvement, le rythme et la dynamique du film emmène le personnage dans une trajectoire irréversible.
Il y a dans Free Bullet une dualité entre la vie quotidienne, plutôt joyeuse, et l’introspection, bien plus troublée. Comment avez-vous créé ce contraste ?
Caroline Detournay : Boniface possède une dualité qu’il maîtrise face à son entourage, comportement que nous avons observé, puis nous discutions ensemble avec Boniface de son quotidien, son avenir, ses envies, son passé et surtout son désir d’accéder à une plénitude. Un rapport de confiance s’est installé entre nous, et nous avons décidé d’écrire avec Boniface, la voix off de son questionnement intime. Progressivement, il nous a révélé ses doutes et inquiétudes.
Je ne dirai pas contraste mais plutôt nuance de ces émotions, plus ou moins dissimulées aux yeux des habitants de l’île de Nioumoune ou de sa famille. Entre ce qu’il montre et ce qu’il vit, Boniface aimerait se révéler, mais avant tout il est prêtre et son sacerdoce est plus fort que tout, le seul moyen d’y échapper et de sortir de ce carcan contraignant pour lui, c’est de s’enfuir vers le désert où l’immensité de ce lieu permet de se recueillir et de se recentrer. Car Boniface cherche l’endroit où il peut être lui-même, il cherche l’endroit où il peut s’épanouir et exister.
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Le personnage se rend à une fête. S’agit-il d’un événement particulier ?
Caroline Detournay : Ce n’était pas une fête particulière, les jeunes filles préparent les huîtres dans la cuisine de la paroisse car c’est plus pratique, et la joie s’installe naturellement.
Votre personnage semble très seul dans son rôle religieux, il n’a pas de supérieur. Avez-vous fait des recherches sur le sacerdoce en milieu rural ?
Caroline Detournay : Au cours de nos repérages et de notre tournage, nous avons assisté à des réunions entre prêtres dans d’autres paroisses aux alentours de l’ile de Nioumoune, Boniface était présent mais il se tenait toujours à l’écart, car il avait du mal à accepter certaines conditions imposées par les prêtres plus anciens tels que les interminables repas autour d’un tonneau de vin de palme…
Paulina Pisarek : Boniface est très seul sur l’île. Dieu n’existe pas et il n’a personne à qui confier ses problèmes. C’est un étranger au sein de la paroisse et au sein d’une population insulaire animiste. Il est comme prisonnier de la religion et de ses pulsions intérieures. Il a besoin d’exprimer sa colère.
Auriez-vous aimé montrer les conséquences de l’apostasie d’un prêtre parmi les siens, dans son village natal ? Pourquoi avoir pris une autre direction avec Free Bullet ?
Paulina Pisarek : Nous avons voulu montrer un Boniface qui est étranger en Afrique à cause de son isolement sur l’île. Ce voyage de l’extrême du catholicisme à l’islamisme est révélateur de son désir. Nous avons choisi le désert de Mauritanie car c’était le berceau de l’esclavage. En 1981, la Mauritanie fut le dernier pays à abolir officiellement l’esclavage, par décret présidentiel. Mais en réalité, cette interdiction n’est pas toujours mise en pratique. C’est pour cela que Boniface a peur de lui-même, de ce qu’il est.
Caroline Detournay : Boniface n’a jamais pensé à abandonner son sacerdoce, il cherche à comprendre ce qui est en train de lui arriver et surtout comment lutter contre ses envies… Pour l’instant, il choisit la fuite mais il sera très vite rattrapé par les instances religieuses.
Pour vous, le court métrage est-il un bon outil pour traiter des questions de la famille et des “macro” cellules sociales ?
Paulina Pisarek : Il n’y avait pas assez de temps pour tout évoquer… Nous avons décidé de sublimer le personnage.
Caroline Detournay : Oui, le court métrage permet de poser une question et de développer cette question, c’est le meilleur moyen d’évoluer étape par étape vers une compréhension ou plutôt un investigation des relations humaines.
Free Bullet a été produit, coproduit ou financé en France. Avez-vous écrit le film dans un style “français” – avec des références cinématographiques, autour d’un contexte spécifique (une région, par exemple) ou en y intégrant certaines notions typiquement françaises ?
Paulina Pisarek : Non, je n’ai jamais pensé à un contexte français. C’est le parcours d’un homme, que j’ai abordé en termes humanistes. Nous sommes enchantées que la société de production française, Le GREC, nous ait laissé toute liberté pour la réalisation du film.
Pour voir Free Bullet, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F3.