Breakfast avec Sigismond sans images
Entretien avec Albéric Aurtenèche, réalisateur de Sigismond sans images
Pourquoi Sigismond affirme-t-il qu’il s’identifie à Écho et pas à Narcisse ?
Merci pour cette merveilleuse question qui touche à l’essence même du film. Avec la généralisation du téléphone portable ces dix dernières années, la « révolution numérique » nous a permis d’avoir une maîtrise absolue des images, de leur création jusqu’à leur diffusion. L’exemple ultime est bien sûr le selfie, grâce auquel on peut choisir l’angle, le cadrage, le décor etc. de sa propre image, puis la retoucher pour lui donner l’aspect désiré, et enfin la publier sur le réseau de son choix.
Mais le selfie n’est qu’un aspect (au premier degré) de la maîtrise de notre propre image. Les réseaux sociaux permettent une maîtrise similaire en nous proposant de poster des images de nos vies, de donner notre avis sur tel ou tel sujet, de faire passer des articles, des vidéos ou des morceaux de musique dûment choisis et qui nous montrent sous notre meilleur jour. En bref, l’individu d’aujourd’hui est souvent précédé, dans la vraie vie, d’une sorte d’image virtuelle de lui-même.
Cette emprise que nous avons sur notre image pose la question : comment se construire dans une société de l’image ? Le problème, c’est qu’on a tendance à réduire la réponse à cette question à un seul et unique concept dérivé de l’hégémonie centenaire d’un philosophe : le narcissisme de Freud (un concept bien entendu remanié par ses nombreux adeptes). Il est devenu monnaie courante de considérer le mythe de Narcisse comme la base du comportement humain, à tel point qu’on l’invoque systématiquement dès qu’on parle de regard sur soi-même.
On s’en remet à cette unique interprétation sur la nature humaine pour démontrer que les gens utilisent en masse les réseaux sociaux dans le seul but de s’inventer un personnage tautologique pour leur plaisir. Voilà comment on juge la génération qui utilise massivement (pour l’instant) ces réseaux : égocentrée et narcissique. Lors de la grande grève étudiante de 2012 ici à Québec, qui a débouché sur un mouvement social général, les jeunes (ceux qu’on appelle les « Millennials » ou « génération moi ») étaient vus comme des enfants gâtés qui entravaient la bonne marche de la société de leurs parents pour des raisons purement égoïstes. Leurs revendications sociales, qui par définition visaient le bien commun, ont été réduites à un combat pour leurs intérêts personnels.
C’est pour cela que le mythe d’Écho parle à Sigismond. C’est le double (en négatif) de Narcisse, et elle représente une relation très différente aux images. Invisible à son amant, incapable de communiquer avec lui autrement qu’en répétant ce qu’il dit lorsqu’il parle tout seul, elle le regarde mourir d’amour pour sa propre image et, de désespoir, elle devient une voix sans corps, sans image, sans ego. Alors que Narcisse a une relation égocentrique aux images, Écho évoque l’exclusion du monde des images. Elle incarne ceux d’entre nous qui regardent dans le miroir non par vanité mais pour se rassurer dans un monde où règnent les apparences. Elle incarne ceux qui se construisent une personnalité virtuelle en s’imaginant que cela rendra leur existence plus vraie. Elle incarne ceux d’entre nous qui, pour une raison ou une autre, ont du mal à comprendre cette société façonnée par les autres.
Pourquoi vouliez-vous raconter l’histoire de Sigismond ?
J’ai modestement participé aux manifestations de 2012, dans le but de militer pour l’accès à l’éducation et contre un gouvernement néolibéral qui se croit permis de supprimer les budgets là où, à mon sens, on en a vraiment besoin. Comme tous ceux d’entre nous qui avaient plusieurs fois cédé au cynisme, j’ai cru qu’un changement était enfin possible, tout ça pour être à nouveau dupé et me heurter au mur érigé par une large majorité, indifférente et timorée. Le sentiment d’impuissance que j’ai alors ressenti, l’impression de ne pas avoir de voix, m’a inspiré le personnage de Sigismond.
Parlez-nous des scènes d’interrogatoire. Pourquoi les personnages se trouvent-ils dans le coin de la pièce ?
La réponse à cette question est très terre-à-terre. Le film a été tourné avec un mini budget puisé dans mon compte en banque. On a réussi à avoir le lieu de tournage gratuitement. On aimait bien la texture des parois, et je voulais filmer la première partie, avec le vieux psychiatre, avec une caméra fixe en face des personnages. On a tout simplement voulu éviter d’avoir une surface plane à l’arrière-plan. Ce qui est drôle, c’est qu’on a utilisé un seul coin de la pièce pour tous les plans de l’interrogatoire, on a juste déplacé les meubles et les accessoires.
Je suis sûr qu’on peut trouver des explications symboliques à ce choix esthétique, mais je laisse le spectateur s’en charger.
Si vous êtes déjà venu à Clermont-Ferrand, pouvez-vous nous raconter une anecdote sur le festival ? Sinon, quelles sont vos attentes pour cette édition ?
Je suis venu en 2008, mais avec un film qui n’était pas en compétition. J’ai fait des rencontres très intéressantes, dont certaines m’ont ouvert les portes d’autres festivals européens. Ensuite mon film a beaucoup tourné dans les festivals du monde entier.
Cela date un peu, et je n’avais pas fait de nouveau film depuis 2010 jusqu’à Sigismond. J’espère seulement que ma participation cette année va élargir la diffusion et la visibilité du film et peut-être susciter des discussions autour des thèmes qu’il aborde.
J’ai aussi un projet de long métrage coproduit par Metafilms à Montréal et Les films d’Antoine en France. Nous en sommes encore au stade des financements, qui seront sans doute français en grande partie. Je sais bien que Clermont est dédié au court métrage, mais je viendrai avec ce projet en tête.
Le film va-t-il bénéficier d’autres projections publiques ?
Il sera projeté fin février au Rendez-vous du cinéma québécois. En dehors de cela, je suis ouvert à toute proposition.
Est-ce que vous participerez à d’autres événements pendant le festival de Clermont-Ferrand (Expressos, conférences ou autre) ?
Je participe aux rencontres Expresso, et vous me verrez sans doute traîner du côté du stand Québec/Sodec au marché du film court.
Pour voir Sigismond sans images, rendez-vous aux séances de la compétition internationale I11.