Goûter avec Fort Irwin
Entretien avec Quinn Else, réalisateur de Fort Irwin
Comment avez-vous connu Fort Irwin ? Qu’est-ce qui vous a poussé à en faire le sujet d’un court métrage ?
Il y a trois ans, un professeur d’université m’a raconté avoir gagné de l’argent dans les années 2000 en jouant le rôle d’un villageois irakien pour un entraînement de l’armée américaine. J’ai été frappé par cette anecdote et j’ai appris l’existence de ces simulations à Fort Irwin, une des plus grandes bases d’entraînement des États-Unis. Une fois par mois, ces simulations sont ouvertes au public, j’y suis donc allé. Avec un groupe de spectateurs tout excités, je suis arrivé dans un immense village artificiel dans le désert de Californie, peuplé de figurants du Moyen-Orient, qu’on a fait venir d’Afghanistan ou d’Irak pour certains, incarnés par des Américains pour d’autres. J’ai assisté à un exercice d’entraînement incroyablement réaliste, avec des tirs, des explosions, des véhicules tout-terrain, des hélicoptères, du sang, des boyaux et des membres sectionnés. La simulation était aussi bruyante et violente qu’un film d’action hollywoodien – avec l’adrénaline mais sans les conséquences. Pourtant, les enjeux étaient bien réels pour les participants à la simulation, que ce soient pour les soldats, qui s’entraînaient pour le combat, ou pour les figurants originaires du Moyen-Orient, qui revivaient des violences passées. Après avoir été fasciné par ce spectacle surréaliste, j’ai été surpris d’apprendre que des anciens combattants amputés participaient occasionnellement à ces exercices dans un but thérapeutique, en revivant en direct la violence qui les a privés d’une partie de leur corps. Ces révélations m’ont sidéré, et je me suis dit qu’il fallait raconter cette histoire. Avec Fort Irwin, on avait envie de parler des dégâts psychologiques de la guerre en montrant une vraie victime de guerre (dans le film comme dans la vie) participer à une simulation, afin d’amener le spectateur à imaginer activement le tourment psychologique vécu par le personnage, plutôt que d’assister passivement à des scènes spectaculaires.
Comment le tournage a-t-il été possible ? L’équipe de Fort Irwin l’a-t-elle bien accepté ?
Nous avons filmé une scène à Fort Irwin, celle qui pose le décor, montrant l’enseigne à l’entrée de la base. Pour des raisons de sécurité, nous n’avons pas eu le droit de filmer dans l’enceinte de la base militaire. Nous avons filmé les scènes de simulation militaire à l’extérieur. L’Armée nous a aidés tout au long de la production. Ils sont fiers de leur entraînement.
Parlez-nous du casting.
Pour les auditions, nous nous sommes adressés à Mediability, une agence qui représente les acteurs amputés. Il y a un certain nombre d’acteurs handicapés à Hollywood, mais ils sont souvent relégués à la figuration, dans des rôles de zombies ou de blessés. Pour moi, l’acteur principal devait être un amputé, mais en commençant les auditions et en interviewant les anciens combattants, j’ai compris qu’il fallait que ce soit aussi un ancien combattant. Les témoignages de vétérans atteints de syndrome post-traumatique ne concordaient pas avec ce que j’avais vu au cinéma. Dans les films, on montre souvent ces victimes comme des personnes violentes, instables et agressives qui font voler les assiettes et donnent des coups dans les murs. Mais beaucoup de personnes décrivent leur syndrome comme une peur lancinante et invalidante, plutôt qu’une pulsion de violence. Notre acteur principal, Cristian Valle, est une personne stoïque. J’ai trouvé que son interprétation discrète du syndrome post-traumatique était plus intéressante et plus authentique qu’une démonstration de violence.
Quels sont les sujets et les genres qui vous intéressent en tant que cinéaste ?
Ce qui m’inspire, ce sont les gens et les lieux authentiques. Plutôt que de faire des documentaires sur ces sujets, je préfère les réinventer dans le cadre d’un film de genre et me servir des conventions cinématographiques pour mettre en avant leurs expériences personnelles. Mon premier court métrage, UFO Days, a été tourné sur le site d’un festival dédié aux ovnis dans le Wisconsin et montrait un théoricien du complot sur les ovnis qui s’appelait Bill Johnson. Plutôt que de proposer un reportage sur ce personnage et ce festival, le film imaginait un récit de science-fiction dans lequel Bill recevait la visite d’un extra-terrestre pendant le festival, ce qui le plongeait dans sa passion pour les ovnis. Fort Irwin est une satire de film d’action dans le sens où il place Cristian, une vraie personne, au cœur d’une simulation militaire dont on voit bien qu’elle n’est pas réelle, mais tout en filmant cette simulation à la manière d’Hollywood. Ce qui m’intéresse, c’est le conflit entre le cinéma et la réalité, plutôt que de recréer la réalité à l’écran. Je trouve aussi que l’expérience humaine est bien plus dérangeante, plus horrible et plus mystérieuse que ce que nous montrent en général les films américains. Je suis attiré par les histoires qui parlent de gens simples qui sont métamorphosés par des événements hors du commun.
Quelles sont les films qui vont ont influencé ?
Fort Irwin s’inspire des images grotesques et de l’humour décalé des films de Paul Verhoeven, particulièrement Starship Troopers et Robocop. Les gravures d’Otto Dix sur la Première Guerre mondiale ont inspiré la représentation très crue des blessures de Cristian. À la fois horribles et tristement comiques, ses images de blessés de guerre ne laissent pas indifférent. Il y a aussi un long métrage documentaire sur Fort Irwin réalisé par Jesse Moss et Tony Gerber, intitulé Full Battle Rattle, qui dépeint avec éloquence les personnalités des citoyens et des soldats impliqués dans les simulations.
Y a-t-il des libertés que le format court métrage vous a apportées en particulier ?
L’impératif de durée nous a poussés à serrer le rythme du montage, ce qui exacerbe le côté effréné de Fort Irwin. Notre monteuse, Yiqing Yu, a réussi à faire monter la tension en accélérant progressivement le rythme du film. Libérés de la contrainte des narrations multiples, nous avons pu construire le film comme un grand crescendo dans l’angoisse.
Pour voir Fort Irwin, rendez-vous aux séances du programme I12 de la compétition internationale.