Goûter avec Cadavre exquis
Entretien avec Stéphanie Lansaque et François Leroy, coréalisateurs de Cadavre exquis
Qu’est-ce qui est venu en premier : la trame narrative ou les séquences poétiques liées à l’imagination et/ou aux déambulations ?
Nous avons commencé à écrire Cadavre exquis avec l’envie de nous lancer dans un film plus expérimental qui donne une place importante aux sensations, aux odeurs et aux sons. Nous étions en train de fabriquer Café froid, notre court métrage précédent, qui est très sombre et qui reflète une réalité sociale assez dure, aussi nous avions envie d’un peu plus de légèreté et de distance avec la réalité. L’idée d’adopter le point de vue d’un chien est arrivée assez tôt, les animaux sont très présents dans nos autres films même s’ils n’y occupent souvent que des rôles secondaires. Nous avons construit le film à partir de nos envies de narration et de réalisation, d’une trame narrative assez simple et d’une foule de détails et d’idées que nous avions accumulés depuis longtemps. Comme le chien de Cadavre exquis, nous aimons déambuler dans les villes… Même si nous écrivons toujours un scénario détaillé en amont, nous faisons souvent évoluer la narration de nos films en cours de fabrication en y intégrant de nouvelles idées que nous glanons pendant le tournage et qui s’imposent au fur et à mesure.
Comment avez-vous travaillé le rapport à la faim et à la quête de nourriture dans Cadavre exquis ?
Au Vietnam, la nourriture est omniprésente dans les rues, sur les marchés, elle est présente sous toutes ses formes, des plus appétissantes au plus crues. L’idée de retranscrire les odeurs a émergé très vite car l’odorat est le sens canin le plus développé. C’était aussi une sorte de défi que nous avions envie de relever car les odeurs sont peu représentées au cinéma. Pour nous, c’est la curiosité plus que la faim qui guide notre personnage.
La présence de chiens errants est-elle chose courante à Hanoi ? Et l’offre de chien rôti à consommer est-elle banale ?
Il y a peu de chiens errants dans la vieille ville mais on voit souvent des chiens se balader sans leur maître. On a toujours été épatés par la capacité des chiens vietnamiens à traverser la rue sans encombre, à gérer la circulation pourtant anarchique. Un chien vietnamien ne traverse pas la rue comme un chien français, et on peut clairement voir des comportements culturels différents chez les chiens de différents pays… Quant à la viande de chien, c’est un sujet très polémique pour les étrangers car elle touche un tabou et provoque des réactions parfois violentes, entre dégoût et fascination. Chaque culture a des tabous liés à l’alimentation et c’est vraiment incroyable de constater à quel point ces tabous sont solidement ancrés alors qu’ils ne répondent à aucune logique. Par exemple, une Cambodgienne que nous connaissons mange des tarentules frites mais ne comprend pas que des Australiens puissent manger du kangourou… En faisant des recherches pour le film, nous avons découvert que les Français mangeaient de la viande de chien au début du XXesiècle et qu’il y avait même de nombreuses boucheries canines à Paris à cette époque. Le monde a tendance à se globaliser jusque dans les habitudes alimentaires. Cette année, le gouvernement vietnamien a demandé à sa population d’arrêter de consommer de la viande de chien pour ne pas offusquer les touristes et donner une image “civilisée et moderne“ du pays…
Comment vous est venue l’idée d’introduire la question de l’attachement affectif de l’animal ?
Le film est parti d’une image qui s’est imposée à nous : celle d’un chien tenant dans sa gueule une carcasse de chien, comme un prolongement de lui-même. Nous ne savons pas vraiment comment nous est venue cette image mais nous avons décidé de la garder et de raconter l’histoire de ce chien. Les chiens sont des animaux qui développent naturellement des liens très forts, que ce soit à l’état sauvage au sein d’une meute ou à l’état domestique avec leurs maîtres. Nous avons donc utilisé cette caractéristique pour développer notre personnage qui, sans maître ni meute, crée naturellement un lien affectif avec la carcasse.
Comment avez-vous travaillé la musique du film ?
Le choix de la musique, le “hat xam“ (sorte de blues vietnamien), est apparu dès les prémices du film et nous a influencé tout au long de sa fabrication. Le choix du personnage principal, un chien borgne errant, est un clin d’œil aux musiciens de ‘xam,’ souvent des aveugles, qui jouaient dans les rues et marchés de Hanoï. Leurs chansons parlaient du quotidien des gens simples avec un mélange de poésie et de pragmatisme qui reflète à merveille l’état d’esprit des Hanoïens. De nos jours, les musiciens ambulants qui chantent le ‘xam’ ont complètement disparu et depuis la mort de Ha Thi Cau en 2013, il est très difficile de trouver des musiciens qui perpétuent ce style assez brut et rugueux sans le compromettre. C’est par l’entremise de Tran Phuong Thao et Swann Dubus, réalisateurs de documentaires basés à Hanoï, que nous avons pu faire la connaissance de Dam Quang Minh, spécialiste des musiques traditionnelles vietnamiennes et fondateur du groupe ‘Dong Kinh Co Nhac’. Sous la direction de Minh et avec le concours de l’ingénieur du son Arnaud Soulier, nous avons pu enregistrer pendant une journée les nombreuses improvisations du ‘Dong Kinh Co Nhac’ autour du film et des thèmes classiques du ‘xam’. Denis Vautrin, compositeur qui travaille avec nous depuis notre premier film, a ensuite fait un tri dans cette matière première qu’il a réarrangée et lui a apportée une note plus ‘blues’ en lui ajoutant une guitare électrique.
Y a-t-il des libertés que le format court métrage vous a apporté en particulier ?
Le court métrage est notre format de prédilection car il est moins soumis aux pressions de ‘formatage’ que le long métrage, même si cela a malheureusement tendance à changer… Si les pressions économiques et de ‘cible’ sont souvent inexistantes dans le domaine du court, les dogmes scénaristiques imposés par l’industrie du cinéma ont tendance à devenir vraiment difficiles à contourner… Au stade du financement, il devient de plus en plus risqué de proposer une vision personnelle du cinéma dans les commissions. Pour certains, le court n’est plus qu’une passerelle vers le long… Cette tendance est très inquiétante et nous espérons que le court métrage restera un format dans lequel prime la liberté d’expérimentation.
Pour voir Cadavre exquis, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F2.