Goûter avec Casa de Vidro
Entretien avec Filipe Martins, réalisateur de Casa de Vidro
Votre film montre la vie d’un sans-abri qui se drogue, qu’est-ce qui vous intéressait dans ce personnage ?
Le thème de la drogue n’était pas central. Ce qui me fascinait chez Carlos, le protagoniste du film, c’était cette accumulation de circonstances qui faisait de lui plus qu’un simple sans-abri ou un drogué : tout d’abord, le fait qu’il vivait dans la vitrine d’un ancien magasin de voitures, une maison de verre dans laquelle il était lui-même exposé. Il y avait quelque chose de naturellement poétique dans ce manque d’intimité. C’est ce qui m’a poussé à faire le film. Ensuite, il y avait le paysage environnant : les rives du fleuve Douro, l’arche du pont Arrábida en toile de fond – des éléments grandioses qui créaient un contraste avec la maison de verre et le personnage de Carlos, accentuant leur incongruité. Enfin, la personnalité de Carlos qui, avec sa finesse, a réussi à gagner la sympathie de tout le quartier (et la mienne) au fil des mois où il a vécu dans cette vitrine. Le film n’aurait pas vu le jour si Carlos n’était pas aussi fascinant en tant qu’être humain.
Comment avez-vous fait pour que Carlos accepte d’être filmé ?
La première fois que j’ai parlé avec Carlos (une conversation qui n’avait rien de prémédité), je lui ai assez vite proposé de faire un film. J’ai tout de suite compris que j’avais en face de moi une personne d’une grande sensibilité qui saurait se dévoiler devant la caméra sans inhibitions (ce qui, en soi, est déjà un talent). Il était lui aussi emballé par cette idée. D’un autre côté, Carlos était extrêmement conditionné par sa dépendance à la drogue. Il n’avait pas d’emploi de temps, pas de routine, pas de contact téléphonique… Il lui arrivait de disparaître pendant plusieurs jours. Malgré sa volonté de participer au film, la drogue prenait le dessus. Je n’ai donc jamais eu l’occasion de faire la moindre réunion de travail ni de répéter avec Carlos avant le tournage. En fait, un jour avant le début du tournage, j’étais persuadé que le film ne pourrait pas se faire, car Carlos avait jusque-là raté tous nos rendez-vous. Malgré ce manque de régularité, nous avons finalement trouvé une méthode : durant les six jours de tournage, je me rendais avec ma petite équipe à la maison de verre chaque matin (alors qu’il dormait encore) et nous décidions d’un planning de tournage pour la journée en nous calant sur le rythme de Carlos et ses volontés. Il pouvait disparaître pendant des heures, mais il revenait toujours. Le fait d’avoir un script fidèle à son rythme quotidien a donné sa viabilité au projet, car il n’allait pas à l’encontre de ses habitudes. Il nous fallait nous adapter complètement à son rythme de vie.
Avez-vous gardé au montage une chronologie linéaire des séquences filmées ?
Non. Le récit du film ne correspond pas toujours à la chronologie des événements que nous avons filmés. Bien que le film se veuille à forte dominance documentaire et fidèle à la vie quotidienne de Carlos, il est composé d’un scénario et d’un plan de tournage, comme pour un projet de fiction. Cette approche était la seule façon de faire étant donné le peu de temps dont nous disposions. Avec seulement six jours de tournage, il serait risqué de choisir une approche purement passive, de documentaire ou d’observation, ce qui aurait demandé plus de temps, et un suivi plus rapproché de la vie de Carlos. Et même dans ce cas, il aurait été difficile de respecter la véritable chronologie des événements. Il est rare de voir une telle fidélité temporelle, même dans le documentaire.
Comment avez-vous travaillé sur la scène où il entre dans le supermarché ?
Nous avions l’autorisation de filmer dans le supermarché, mais la scène où Carlos fait son entrée dans le magasin était plus délicate. Nous l’avons tournée le plus discrètement et le plus rapidement possible, afin de ne pas déranger les clients. L’agent de sécurité qui apparaît dans cette scène est un véritable employé du supermarché (qui joue son propre rôle).
Dans quelle mesure vous intéressez-vous aux marginaux ? Avez-vous d’autres projets centrés sur ces personnes ?
J’ai une fascination naturelle pour les personnes marginales ou marginalisées. Une fascination sans doute assez courante. Mon premier court métrage de fiction, Didon et Énée (2007), parlait également d’un sans-abri. Mais ce qui m’intéresse par-dessus tout, ce sont les projets évoquant de vrais gens qui m’inspirent d’une façon ou d’une autre. J’aime travailler avec des gens qui ne sont pas comédiens. En plus de Casa de Vidro,j’ai réalisé un autre film (terminé en 2018) qui a la même approche hybride entre la fiction et le documentaire, Maria da Sé,un long métrage qui parle d’un groupe de femmes originaires de la communauté traditionnelle de Porto. C’est le regard anthropologique et ethnographique du cinéma qui m’intéresse.
Diriez-vous que le format court vous a donné une certaine liberté ?
À mon avis, le format court est moins lié à l’industrie du cinéma (on ne va pas souvent au cinéma pour voir des séances de courts métrages, en dehors des festivals spécialisés). Et ce paysage plus indépendant permet parfois plus d’expérimentalisme. Mais je ne pense pas que le format court permette en soi plus de liberté de création, je ne pense pas non plus qu’un court métrage soit plus facile à réaliser qu’un long métrage. Comme le disait Tarkovski, « faire un court métrage est presque aussi difficile que de faire un long métrage : cela exige un sens irréprochable de la forme ». Tarkovski ne parlait pas seulement de l’impératif de synthèse dans le récit. Il s’agit d’une filière distincte du cinéma qui a ses propres lois en termes de relation au temps et à la durée.
NOTE DU RÉALISATEUR
Carlos a vécu un an dans la vitrine d’un magasin de voitures désaffecté sur les bords du fleuve Douro à Porto, près de chez moi. J’ai eu souvent l’occasion d’observer sa routine quotidienne entre le parking du supermarché et ses sorties à Aleixo (le quartier de la drogue à Porto). Peu à peu, Né Barros (la productrice du film) et moi avons été pris d’une étrange curiosité à l’égard de cet homme : un drogué qui, malgré son apparence extérieure, avait gagné la sympathie de tout le quartier, y compris celle des employés et des clients du supermarché. C’était un homme d’une quarantaine d’années, très fragilisé par de longues années de dépendance à la coke et à l’héroïne, mais malgré cela, un être humain d’une grande finesse, doté d’une sensibilité touchante. Un jour, au début de l’été, je lui ai proposé de faire un petit film sur sa vie quotidienne. Pendant six jours (qui ont passé très vite), Carlos nous a ouvert la porte de sa maison de verre pour tout partager avec nous – un monde réduit à sa plus simple expression. Un minimalisme extrême de la consommation. Carlos est mort pendant la phase de post-production du film, en 2018. Il n’a jamais vu le film terminé. Mais dès le début, même avant que l’on entame le tournage, l’importance de cette expérience cinématographique pour Carlos nous est apparue : c’était une mission, un boulot, un sens. Et la possibilité de se souvenir.
Pour voir Casa de Vidro, rendez-vous aux séances du programme I13 de la compétition internationale.