Dernier verre avec Cayenne
Entretien avec Simon Gionet, réalisateur de Cayenne
Qu’est-ce qui vous a intéressé dans la relation entre cet homme et la jeune femme ?
Mon intention était d’explorer le sentiment d’appréhension que peut vivre une femme dans l’expérience du quotidien. Se sentir suivie dans la rue, se faire aborder avec insistance, rester sur ses gardes devant la possibilité d’une menace : dans l’espace privé ou publique, l’intimité d’une femme est toujours en jeu, questionnée, menacée d’intrusion. Cette appréhension entraîne une forme de solitude et de méfiance. Elle peut engendrer également une culpabilité intériorisée, qui consiste à se sentir responsable d’avoir attiré l’attention du regard masculin dont on est l’objet ou, encore, à se rendre coupable de ne pas avoir répondu ou réagi « comme il le faut ». Le rapport conflictuel de ces sentiments m’a interpellé́. Avec Cayenne, je voulais comprendre et rendre visible la façon dont l’appréhension influence l’expérience d’une femme et la distingue de celle d’un homme qui en est préservé. Dans le contexte du film, cette dynamique se traduit par l’interaction entre une commis de service et un conducteur dont le véhicule est tombé en panne au milieu de la nuit. Pour construire cette interaction, je me suis reposé sur le témoignage et l’expérience des femmes de mon entourage, en essayant de transposer le plus exactement possible les sentiments et les réactions qu’elles m’ont partagées. Ma démarche était guidée par la volonté de mettre en scène un personnage principal féminin en action qui navigue dans le contexte émotionnel qui m’a été décrit. Le film est une démarche pour comprendre cette expérience, l’attester en images, et permettre un dialogue sur celle-ci.
Comment avez-vous construit la tension dans le film ?
La trame narrative se déroule la nuit. Elle prend place à l’intérieur du périmètre d’une station d’essence qui agit en tant que huis clos, où la commis de service et le conducteur se retrouvent seuls au milieu de cet environnement. La prémisse du film installe a priori un climat de tension et une impression de déjà-vu, car on redoute l’issue de ce scénario auquel nous sommes si familiers : celui d’une jeune femme qui est attaquée la nuit par un homme. La tension narrative du film repose donc sur ce contexte et sur nos attentes en tant que spectateurs tandis que nous suivons l’interaction entre les deux personnages. Elle réside également dans le fait que l’action est perçue à travers le point de vue de l’employée de la station ; le regard du conducteur nourrit un climat de plus en plus inconfortable non seulement pour la protagoniste, mais aussi pour le spectateur. La présence des caméras de surveillance s’inscrit dans la logique de ce regard, laissant présager que quelque chose arrivera et sera capté. Quant aux choix esthétiques du film, le cadrage serré de l’action, les coupes abruptes au montage et l’amplification de certains sons diégétiques participent à alimenter la tension. La direction de la photographie, assurée par François Herquel, a aussi été pensée de façon à tirer profit de la nature anxiogène de la station d’essence, notamment de ses éclairages au néon et son obscurité environnante.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la fin du film ? Qu’aimeriez vous que le spectateur en retienne ?
La finale conclut de façon cyclique le film. Nous ignorons l’identité de l’individu à bord du véhicule qui s’arrête. La réaction de Clara, le personnage principal, nous permet de tirer nos propres conclusions. Avec cette fin, je voulais revenir au sentiment d’appréhension qui habite la commis, encore sur ses gardes. Elle dispose à peine de temps pour assimiler ce qu’elle vient de vivre. Malgré les évènements du film, son travail à la station la rattrape : si la voiture arrêtée est celle d’un nouveau client, on s’imagine qu’elle devra se recomposer une façade, comme si rien ne s’était produit durant l’heure précédente. Ni la commis ni le spectateur peuvent prédire comment se déroulera cette prochaine rencontre. L’idée d’être sur ses gardes revient ici. Il me semble que ce refoulement et cette incertitude résonnaient avec une certaine expérience féminine.
Y a-t-il des libertés que le format court métrage vous a apportées en particulier ?
La concision que le court-métrage impose m’apparaît stimulante, surtout lorsqu’il s’agit de faire ressentir un état émotionnel précis. Je pense que le médium du court-métrage s’accordait bien à mes intentions, le film ayant pour but de dégager les tensions et les sentiments d’un personnage à l’intérieur d’une courte situation du quotidien, et ce, dans une durée et un lieu définis.
Quelles sont vos œuvres de référence ?
D’abord Lynne Ramsay, pour son habileté à filmer les conflits internes de ses personnages et la violence du quotidien, pour ses univers légèrement décalés du réel et son attention aux détails, aux moindres gestes de ses personnages. J’ai aussi un grand respect pour l’oeuvre de Michael Haneke, qui joue avec les attentes du spectateur et interroge notre rapport aux images, comment elles façonnent notre expérience des autres et du réel. Ce sont des préoccupations qui m’interpellent.
Pour voir Cayenne, rendez-vous aux séances de la compétition internationale I3.