Dîner avec Blanc Ninja
Entretien avec Esther Mysius et Camille Rouaud, coréalisatrices de Blanc Ninja
Comment vous est venue l’idée de réaliser un film sur la thématique de l’exploitation clandestine de ressources minières en Mongolie ?
À la genèse du film, une discussion animée avec un ami mongol et des dessins sur un smartphone : un éleveur en habit traditionnel juché sur une Honda, sa yourte augmentée d’une antenne parabolique, son rêve de posséder un drone pour surveiller ses troupeaux, l’idée d’une certaine concordance entre la culture numérique et la culture nomade, l’impact réel de la dématérialisation du monde sur la Mongolie. Nous avons tous les deux fait notre diplôme d’architecture sur des quartiers d’Oulan-Bator, la capitale mongole. Les questions d’architecture et de construction ont rapidement fait émerger un tabou très puissant : en Mongolie on ne creuse pas la Terre, pour ne pas la blesser, pour ne pas laisser de traces de son passage. Nous avons ensuite appris l’existence des ninjas, les mineurs clandestins mongols, alors illégaux, qui ont commencé à apparaître après la chute de l’URSS (la République Populaire Mongole était un État frère de l’Union soviétique). La terre mongole ayant été intouchée pendant des millénaires, elle regorge de ressources minières inexploitées, or, argent charbon, uranium…ainsi que de terres rares et de lithium entrant dans la composition des batteries et des smartphones. Les ninjas sont souvent d’anciens éleveurs ayant tout perdu car inadaptés aux nouvelles logiques capitalistes et les catastrophes climatiques, écologiques et économiques qu’elles entraînent. Parce qu’ils creusent, les ninjas sont craints et considérés comme des parias par la société mongole. Parce que les ninjas nous interrogeaient de manière frontale sur notre propre rapport à notre milieu, à la terre et à l’exploitation de ses ressources, nous avons voulu faire un film avec eux.
À quel point la construction du film dans le style documentaire était-elle importante ?
Nous avons construit le film comme une fiction mais pendant le tournage nous nous sommes fait déborder par l’expérience du réel et les rencontres que nous avons faites. Les conditions matérielles du film ont contribué, nous semble-t-il, à une plus grande proximité avec les situations et les gens que nous filmions. Nous étions quatre dans l’équipe : Tseveen, l’interprète, Paul Guilhaume le chef opérateur et nous deux. Avec nous, le film, le scenario, le tournage se sont adaptés au quotidien d’une famille d’éleveurs en hivernage, au rythme de la vie pastorale, à la réalité du temps et de l’espace mongol, bien loin de notre tendance à les découper et les contrôler. De nouvelles séquences sont apparues au tournage (et au montage) et le film s’est peut-être coloré de ce que vous appelez « le style documentaire ». Ce qui est important pour nous surtout est d’inscrire nos histoires et notre propos dans un territoire sans le trahir et de révéler l’expérience de ses complexités.
Pourquoi avez-vous choisi d’utiliser majoritairement des images photographiques fixes pour illustrer votre propos ?
Une question de moyens, que nous n’avions pas, nous a contraint à repenser la forme de notre film. Au départ, nous voulions filmer de manière plus « conventionnelle ». Nous étions déjà en Mongolie pour ne pas rater l’hiver et préparer le film lorsque nous avons appris que nous n’aurions aucun financement. Il fallait trouver des solutions pratiques pour pouvoir faire le film malgré tout. Or, à moins 30°C, les batteries des appareils électroniques ne durent que quelques secondes et les yourtes sont alimentées par des batteries de voiture (12V), il n’est donc pas possible de recharger les caméras ou décharger des cartes mémoires. Tourner en pellicule n’était pas envisageable non plus alors nous avons décidé d’utiliser la photographie argentique. L’idée d’une « jetée pop et mongole » nous plaisait, le fait de n’être plus que quatre rendait possible un voyage vers le Nord et le lac gelé de Khövsgöl, allégeait considérablement le tournage et activait une grande envie de tourner. Nous aimions aussi beaucoup l’idée de juxtaposer des images argentiques, fixes et granuleuses, avec l’œil inquisiteur ou démiurgique, d’une caméra numérique sur drone.
Où et comment avez-vous rencontré les acteurs mongols ?
Les acteurs que l’on voit dans le film devaient au départ héberger le tournage dans leur campement, nous aider pour les véhicules et nous assurer le gîte et le couvert dans la steppe. Lorsque nous avons décidé de tourner en photos, nous avons adapté les personnages du scenario à leurs styles et personnalités.
Qu’est-ce qui vous intéressait dans la référence à la Déesse-Terre Ätügän ?
La déesse Ätügän est un personnage apparu au montage. Le changement de forme, en images fixes, induisait une voix off et une toute autre fabrication du son. Certaines parties de l’histoire originelle du scenario étaient devenues complètement inintéressantes, voire dysfonctionnelles. À force de ré-écrire le texte de cette voix au fur et à mesure du montage, nous avons eu l’envie d’apporter une dimension mythologique. La déesse nous permettait de personnifier cette Terre dont nous parlions et avec laquelle tous les personnages entretenaient une relation ambigüe ou conflictuelle. La Déesse de la Terre existe dans beaucoup de civilisations, elle nous permettait donc de passer d’un territoire spécifique à un discours plus universel. La déesse Ätügan nous interpellait également car son culte disparut peu à peu au profit de celui de Tengri, Dieu du ciel et figure masculine, ce qui cristallisa d’une certaine manière le passage d’un régime gynécocratique à un régime androcratique.
Y a-t-il un court métrage qui vous a particulièrement marqués ?
Leçons de ténèbres de Werner Herzog.
Selon vous, qu’est-ce qui fait un bon film ?
C’est une question trop difficile.
Pour voir Blanc Ninja, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F9.