Lunch avec Peripheria
Entretien avec David Coquard-Dassault, réalisateur de Peripheria
Quelle relation avez-vous à la périphérie décrite dans Peripheria ? Comment avez-vous choisi votre lieu de tournage ? Ces cadres existent-ils réellement ou sont-ils le fruit de votre imagination ?
La cité de Peripheria n’existe pas dans la réalité. Elle est une vision fantasmée de la « cité-dortoir », un projet de cinéma ; celui d’observer les traces de vie dans les replis de ce monde urbain, d’en dresser le portrait. Elle trouve sa source dans l’observation des constructions érigées dans la seconde moitié du XXe siècle, sorties de terre sous l’impulsion du “mouvement moderne” de planification et de construction des villes : Clichy-sous-Bois, Sarcelles, Marseille ou encore Grenoble, ma ville d’origine…
Une somme de photos effectuées lors de repérages dans la banlieue parisienne, des images d’archives, des projets radicaux comme ces aires de jeu tout en béton de Pierre Székely et des lieux imaginaires, réunis afin de créer un lieu synthétique. Ce parti pris fondateur est né de la question essentielle de trouver la légitimité de notre point de vue, tandis que les crises dans les banlieues reviennent sans cesse, comme des piqûres de rappel.
Comment avez-vous réalisé l’animation de Peripheria ? Avez-vous travaillé à partir de prises de vue réelles ?
Les animateurs ont beaucoup observé les chiens à travers des modèles vivants et des références vidéos, mais chaque mouvement a été créé, acté.
À l’origine du projet, les chiens devaient être dessinés et animés de façon traditionnelle ; mais la difficulté de rester fidèle au modèle était trop grande et le temps nous aurait manqué. Des modèles 3D ont été utilisés, mais l’animation reste entièrement réalisée à la main, sans s’en remettre au logiciel, de la même façon que sur un film de marionnettes dite en stop-motion ; une technique hybride qui crée une impression légèrement mécanique et en même temps très vivante. La réalité acquiert une dimension supplémentaire à travers le prisme de l’animation traditionnelle qui souligne le mouvement, l’isole. L’effort pour la faire aboutir, la justesse de son interprétation intensifient sa portée émotionnelle.
La bande sonore de Peripheria semble très travaillée. Comment avez-vous conçu ce fil narratif et comment avez-vous créé vos ambiances sonores ?
Le film est un voyage visuel et sonore ; son et image sont liés dans un équilibre délicat. La musique donne en premier lieu l’impulsion au projet et une trame mélodique a été mise en place pendant l’écriture, avec des références précises pour définir l’ambiance et trouver le rythme : les compositions de Geinoh Yamashirogumi, notamment pour le film Akira, “Trivium“ de Arvo Pärt, dont l’œuvre est une source constante d’inspiration, “Bodysong“ de Jonny Greenwood…
La cité étant devenue un monde primitif, il était important d’envisager la musique comme une mélodie expressive, tribale. Les percussions se sont naturellement imposées ; tambours et instruments idiophones vibrent à l’intérieur de la cité, résonnent et se répercutent, créant une sorte de topographie sonore et soulignant les déplacements des chiens. En contrepoint, l’orgue exalte la notion de « temple » et fait directement écho à la barre d’immeuble de par son architecture imposante, haute et verticale.
Concernant les bruitages, outre les ambiances propres à chaque scène, chaque chien sonorisé à l’image représente un travail considérable, haute couture.
Pourquoi avoir choisi de faire entendre des chiens ? Comment avez-vous écrit les personnages humains et quel effet vouliez-vous donner à voir par leur absence ?
À travers les chiens, c’est l’homme qui est au cœur du projet. Leur genèse s’est faite au cours de l’écriture ; ils sont devenus progressivement les seuls acteurs du film mais restent volontairement sujets à interprétation. Rien ne les distinguent de véritables animaux, mais leur silhouette noire et racée, leur « naissance » dans les cendres les rapprochent des créatures mythologiques.
La meute entre dans l’édifice abandonné comme dans une Pompéi moderne, nous emporte dans les décombres d’une civilisation disparue. Au fil du récit cet environnement va agir sur elle, la diviser. Il fera ressortir des individualités, attirera et fera se perdre certains chiens, scindera bientôt le groupe en deux ; d’autres se battront férocement pour un territoire… C’est un retour au monde sauvage.
Sur leur chemin surgissent des réminiscences sonores, des moments de vie dont la cité fut il y a bien longtemps le théâtre. Nous sommes progressivement arrivés à l’évidence que ces bêtes, au-delà de retrouver la trace des humains dans les bâtiments désertés, incarnaient littéralement ces destinées. Elles sont un vecteur, une sorte de matérialisation des souvenirs qui traversent ces lieux… Toute la dramaturgie du film se joue ici.
Pourquoi avoir opté pour des plans fixes, immobiles, qui créent un sentiment d’immobilisme ?
Le film est porté par un parti pris graphique influencé par la photographie contemporaine allemande, du mouvement dit de la Nouvelle Objectivité et ses images rigoureuses de structures urbaines ; des vestiges de l’architecture industrielle et immobilière devenues « sculptures anonymes », qui ont en commun leur absence totale de subjectivité.
La frontalité des plans fait écho à la rigueur du bâtiment, l’agencement systématique des façades. Le cadre est divisé par les structures architecturales ; l’image délimite l’espace visible et le cadrage contient les chiens comme le béton à toujours contraint les corps. Si elle renforce ce sentiment de contrainte, cette approche graphique permet aussi de lier le détail à l’ensemble et de créer une continuité entre les plans.
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Avez-vous pensé Peripheria tel quel ou est-il dans votre esprit une partie d’un tout plus grand, incluant un « avant » et un « après » ?
De par son sujet, Peripheria est un moment charnière ; il se situe entre l’ancien et le nouveau monde, c’est un passage entre les deux, une sorte de purgatoire. Il y a donc un avant et un après, mais ces questions ne sont pas développées.
Je ne cherche pas à lier mes films dans un tout, mais chaque nouveau projet procède du précédent. Il fait en quelque sorte suite à mon premier film, L’ondée, qui figure une grande ville sous la pluie et où l’urbanisme est très présent. Il y a entre les deux des récurrences fortes, notamment le lien étroit qui unit l’homme à son environnement, et cette notion de portrait urbain où la condition humaine est toujours sous-jacente.
Êtes-vous intéressé par la question des enfants des rues et qu’est-ce qui différence un enfant des rues d’un enfant de la périphérie ?
Peripheria dépeint une rupture géographique et sociale. Nous sommes tous influencés par l’environnement où nous avons grandi et vécu, et le fait de vivre à 4000 dans une barre d’immeuble est sensiblement différent que de vivre dans la rue, qui reste pour la jeunesse de banlieue une échappatoire. Mais leur point commun, c’est qu’ils sont deux endroits où tentent de vivre les laissés-pour-compte des sociétés modernes, où la population est livrée à elle-même.
Auriez-vous pu faire le même film dans d’autres lieux : le cadre rural, une entreprise, une usine, un hôpital…?
Le message serait différent. Aujourd’hui, les grands ensembles sont devenus un objet d’histoire, une utopie où plusieurs générations de familles se sont succédées. Des tours de Babel cosmopolites, multiculturelles, multireligieuses, qui cristallisent les peurs et les tensions à l’heure où le rejet de l’autre est plus que d’actualité. C’est un symbole très fort du monde moderne.
Pensez-vous que le court métrage soit un bon outil pour questionner la cellule « environnementale » et la « méga » cellule sociétale ?
Tous les moyens sont bons. Tout projet artistique, cinématographique ou autre, a pour but de se confronter au monde d’aujourd’hui, de questionner ou de remettre en question. C’est sa raison d’être. L’animation permet de déplacer le regard, c’est un médium extraordinaire. Au cinéma, le long métrage animé étouffe généralement dans ses poncifs standardisés ; la technique est devenue un genre, un objet désincarné. Dûs à ses faibles enjeux économiques, le format court reste un espace libre où tous les sujets peuvent être abordés de façon sincère.
Peripheria a été réalisé avec une production, une coproduction ou en auto-production française. Avez-vous écrit ce film en considérant cet aspect « français » : rattaché des références cinématographiques, construit un contexte spécifique (dans une région par exemple) ou intégré des notions caractéristiquement françaises ?
Peripheria trouve son impulsion dans les émeutes de banlieue d’octobre 2005, dans un contexte de crise nationale qui a vu la France s’embraser ; il est à ce titre intrinsèquement français. Mais le film ne traite pas des aspects historiques, sociaux et économiques du pays ; des grands ensembles, il ne garde que les murs. Les émules du Corbusier ont construit des barres d’immeubles aux quatre coins de l’Europe, plus impressionnantes encore que ceux de l’hexagone. La principale référence architecturale du film est d’ailleurs italienne : le complexe de Corviale, appelé le « grand serpent » s’étire sur un kilomètre, ce qui en fait le plus long immeuble d’habitation du monde et empêche le vent de Méditerranée d’atteindre la capitale. A Pompéi, nous avons découvert après coup que les chiens errants ont aussi pris possession des ruines… Le sujet de Peripheria est universel.
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Pour voir Peripheria, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F1.