Goûter avec Ghosts of Mória (Les Fantômes de Mória)
Entretien avec Michael Graversen et Florian Elabdi, coréalisateurs de Ghosts of Mória (Les Fantômes de Mória)
Qu’est-ce qui vous a décidé à faire un documentaire sur les réfugiés du camp de Mória ?
Mória était le plus grand camp de réfugiés d’Europe et, pour de multiples raisons, c’est devenu un symbole de la manière dont l’Europe gère la crise des réfugiés ces dernières années – véritable mise à l’épreuve de nos valeurs humaines fondamentales. Une épreuve à laquelle beaucoup pensent que nous avons échoué. L’incendie qui a ravagé Mória n’a pas seulement signé l’effondrement du camp, c’est devenu le symbole de l’effondrement ultime de quelque chose de plus large : le système migratoire européen. Après l’incendie de Mória en septembre 2020, nous sommes allés à Lesbos, sans a priori. Nous avions envie de savoir ce qu’il était advenu des réfugiés de Mória, une fois passée l’attention médiatique autour de l’incendie. Nous savions que nous y trouverions des milliers de gens qui devaient repartir de zéro, après avoir perdu tout ce qu’ils possédaient dans l’incendie. Nous savions que nous y trouverions un désespoir humain généralisé, mais nous savions aussi qu’après tous les incendies les plus dévastateurs, la vie finit toujours par renaître de ses cendres. Nous avions envie de dresser le portrait du désespoir humain aux portes d’une Union Européenne qui peine à résoudre son casse-tête migratoire, mais nous voulions aussi dépeindre les rêves, les aspirations, et la volonté de survivre des êtres humains au centre de cette crise.
Comment avez-vous abordé les deux réfugiés d’Alep et comment les avez-vous convaincus de prendre part à votre documentaire ?
Nous errions un peu au hasard dans ce qu’il reste du camp de Mória, qui, quelques jours à peine après l’incendie, était complètement désert. Soudain nous avons vu l’ombre de deux hommes qui semblaient travailler dans les décombres. Ils fouillaient les lieux, récupéraient des câbles de cuivre dans les boîtiers électriques, les vêtements tout huileux à cause de la suie, des cendres, du mazout et de la fumée. Nous sommes allés leur parler. Ayham et Khalil nous ont dit qu’ils ne voulaient pas aller s’installer dans le nouveau camp, et qu’ils préféraient survivre dans les cendres du camp de Mória, en ramassant et vendant des bouts de métal. Ils voulaient vivre libres, loin de l’incarcération. Nous avons immédiatement senti le potentiel d’un film documentaire, d’autant plus que c’étaient des personnages charismatiques. L’idée de faire un film documentaire a tout de suite plu à Khalil. Ayham était un peu méfiant, à l’idée d’être filmé, mais une fois qu’il a eu le temps de nous connaître, il a commencé à nous faire confiance, et à s’ouvrir aussi. Bien sûr, ils avaient d’autres avantages à ce qu’on passe du temps avec eux : on leur a payé des repas, des médicaments, et on les a amenés chez le médecin. Pour plusieurs raisons, c’est devenu une amitié à quatre, et on se donne encore des nouvelles régulièrement.
Qu’est-ce qui vous a causé le plus de difficultés sur le tournage de Ghosts of Moria finalement, et pourquoi ?
Ce qui a été le plus difficile à gérer, dans le fait de faire un documentaire, c’était de déterminer à quel point aider quelqu’un dans le besoin sans que cela compromette l’objet du documentaire. C’était un vrai dilemme. D’un côté, on venait filmer et relater la pauvreté dans laquelle vivaient Khalil et Ayham, la misère qu’ils traversaient. D’un autre côté, on est humains, et ça donne des scrupules de passer la journée à tourner avec quelqu’un qui est sans abri, puis de reprendre sa voiture pour rentrer dans sa chambre d’hôtel confortable à la fin de la journée, alors qu’eux vont sans doute se coucher le ventre vide dans leurs tentes froides. Ça nous a fait du bien d’être deux à réaliser ce film, de ce point de vue-là, parce que ça nous a permis de beaucoup parler d’éthique : déterminer quand est-ce qu’il fallait les aider et quand est-ce qu’il fallait s’abstenir d’intervenir.
Y a-t-il un court métrage qui vous a particulièrement marqués ?
Le format court est très important et donne davantage de marge de manœuvre pour expérimenter ; s’affranchir de la convention de la narration en trois actes. After de Lukasz Konopa est un bon exemple. Il examine l’exploitation d’Auschwitz aujourd’hui et le conflit entre les enjeux du tourisme et un lieu d’Histoire tel qu’Auschwitz. Avec un regard cinématographique calme, il laisse au spectateur la liberté d’interprétation. Rain de Joris Iven est un autre bon exemple de la manière dont le format court permet de faire de l’art à partir d’un phénomène aussi banal que la pluie. Il y a aussi Junkopia de Chris Maker, qui réalise une symphonie à partir des Vasières d’Emeryville, une galerie d’art en perpétuelle métamorphose, composée de sculptures et structures en bois flotté. Ces œuvres d’art, créées par des artistes anonymes, étaient régulièrement emportées par les marées, avant d’être remplacées par de nouvelles œuvres.
Selon vous, qu’est-ce qui fait un bon film ?
La curiosité. Curiosité qui s’exprime à travers les protagonistes, l’histoire et la manière dont celle-ci est racontée. Ayant un parcours de documentaristes, il est essentiel pour nous de trouver des personnages ou protagonistes forts. C’est encore plus crucial que l’histoire. Il est important d’avoir un regard fort ou une intention visuelle forte. D’explorer la nature cinématographique de la réalité ou du lieu qu’on va filmer. Le camp de Mória après l’incendie créait, dans toute sa tragédie, aussi une sorte de beauté à travers ses décombres, sa structure, ses matériaux brûlés et abandonnés. L’humour est important aussi. Même dans les pires circonstances, il faut de l’humour pour survivre. Il est également important, dans le film, d’intéresser le spectateur. De lui faire saisir les passages les plus émouvants ou tragiques du film. Au cœur de la tragédie, il faut savoir trouver une forme de beauté : comme l’amitié de Ayham et Khalil. C’est le bon côté des choses et ce qui fait notre humanité.
Pour voir Ghosts of Mória(Les Fantômes de Mória), rendez-vous aux séances de la compétition internationale I8.