Lunch avec La chute
Interview de Boris Labbé, réalisateur de La chute
Qu’est-ce qui vous attirait dans le fait de dessiner et animer La chute, de partir d’un monde d’harmonie puis de l’entraîner vers les enfers ?
Le projet de film La Chute est venu d’une volonté de « faire miroir » à mon précédent court métrage Rhizome réalisé en 2015. Rhizome, fabriqué sur une technique d’animation similaire, auto-générait un système organique en perpétuel renouvellement, passant de l’unité au multiple par reproduction, connexion, rassemblement, séparation ou conflit entre les éléments. Le film se clôt sur une sensation d’harmonie globale, se manifestant par un mouvement d’ascension généralisé. Avec La chute, je voulais prendre le contre-pied de cette expérience, en faisant se rencontrer des énergies opposées, celles d’Éros et de Thanatos, en prenant comme fil conducteur le mythe de la chute des anges. Avec La chute je représente un monde qui s’autodétruit, submergé par des énergies négatives, cauchemardesques, sur un mouvement qui conduirait à la création des enfers, puis à la descente des éléments jusqu’au fond de son gouffre. Entre autres références, je peux évidemment citer L’Enfer de Dante ainsi que la peinture de Jérôme Bosch comme œuvres fondatrices pour ce projet.
Comment avez-vous procédé techniquement ? Comment avez-vous travaillé sur les pointes de couleurs ?
La chute est un film dessiné à l’encre et l’aquarelle sur papier. Cette technique me permet d’engager une approche particulière sur plusieurs points : un travail chromatique (du noir et blanc à la couleur), un travail de matière (la différence entre chaque tache d’encre image par image créant une vibration), un travail de valeur (jouant du clair-obscur en fonction de la profondeur), et enfin un travail de composition par assemblage numérique, utilisant le cadre cinématographique comme une fenêtre, à la manière d’un « tableau animé ». Sur La chute, le travail sur la couleur est en effet fondamental : la couleur ajoutée de manière très ponctuelle et ciblée sur fond de noir et blanc, agissant comme point de référence dans le cadre, fixant le regard au milieu des multiples détails. Ces éléments colorés ont la même fonction que la couleur des fleurs se détachant d’un champ monochrome, donnant aux éléments colorés une capacité séductrice. Dans le film la métaphore de la fleur et de l’insecte est reprise de manière signifiante. J’utilise également la couleur comme élément narratif, d’abord multicolore, je n’utilise plus que le rouge (en référence aux organes, au sang) pour les scènes des désastres. D’un point de vue plus pratique, environ 3500 encres de Chine et aquarelles ont été créées pour réaliser le film. Cela représente une année entière de travail avec une petite équipe de 3 ou 4 personnes à plein temps. Les dessins sont scannés, puis traités et assemblés sur ordinateur.
Qu’est-ce qui vous intéressait dans la répétition des mouvements ?
La répétition est un motif important dans mon travail. La répétition des mouvements permet beaucoup de choses : moins de travail en dessin car nous réutilisons les mouvements, synchronie avec la musique, animation proche d’une danse, références au pré-cinéma. Conceptuellement, cela m’évoque évidemment les grands mythes fondateurs, le mythe de l’éternel retour, la palingénésie. C’est aussi une constante fondamentale du monde du vivant et de leurs écosystèmes. D’un point de vue plus cinématographique, le travail sur la répétition me permet d’engager un rapport particulier à l’espace et au temps, par l’alternance de la répétition et de la non-répétition de mouvements. La répétition des animations crée des « objets temporels » retournés sur eux-mêmes, comme un ruban de Möbius : ce sont des « objets » stables, créant des rythmiques harmoniques par canons. Cette stabilité peut être perturbée par un autre objet plus « éphémère », ou faisant varier la répétition, créant éventuellement une interférence tendant vers le chaos, comme une machine qui déraille.
Comment avez-vous travaillé sur la musique ?
J’ai travaillé avec mon ami compositeur Daniele Ghisi (IT), nous collaboration ensemble sur différents projets depuis 2012. Nous avons travaillé en parallèle de sorte que la musique puisse influencer le processus d’animation et inversement. Cela dit, le travail de l’animation est plus long à produire que la musique et donc, dans la plupart des cas, c’est l’image qui précédait le travail du son. Mois après mois, Daniele s’efforçait de rattraper mon avancée, trouvant son inspiration dans mes images et sur le rythme cinématographique qui s’imposait au film. Tout ce processus s’est ajusté au fur et à mesure : la composition musicale changeant le rythme de certains plans du film, ou d’autres fois, Daniele improvisant sans image pour que je puisse m’adapter à posteriori à son rythme sonore. Pour aller un peu plus en détail, Daniele a travaillé à partir de dizaine d’enregistrements existant de quatuors à cordes (à partir de bases de données), avec lesquels il a réalisé un travail très poussé de sampling, montage et effets divers, pour composer l’ensemble de la pièce. Ce travail est donc uniquement numérique, jouant avec une base instrumentale préexistante mais non reconnaissable. Depuis la sortie du film, nous avons eu la chance de créer un ciné-concert avec l’Orchestre des Pays de Savoie fin 2018, la pièce existe donc aussi sous une forme de ciné-concert live avec orchestre, cette fois-ci avec instrumentistes.
La spirale finale est-elle une issue ou le berceau de l’expansion de l’enfer ?
De ce point de vue, je préfère laisser au spectateur sa liberté d’interprétation.
Y a-t-il des libertés que le format court métrage vous a apportées en particulier ?
Je n’ai fait que du court métrage et quelques installations vidéo, mais évidemment en cinéma, le format court, c’est le format de la liberté ! Venant d’abord d’un travail plus axé vidéo d’art plastique, ou expérimentale, le court métrage m’a permis de développer un rapport plus narratif et cinématographique dans mes images en mouvement, tout en gardant une exigence artistique et formelle de recherches innovantes. Il est probablement beaucoup plus difficile de garder cette énergie de l’expérimental avec un format long, principalement pour des questions de financements et de distribution, mais aussi du point de vue artistique. Je ne pense pas que le format long soit impossible pour le cinéma expérimental, mais cela reste une expérience aussi périlleuse que laborieuse.
Pour voir La chute, rendez-vous aux séances de la compétition labo L4.