Dernier verre avec Ligne noire
Entretien avec Francesca Scalisi, co-réalisatrice de Ligne noire
À quoi fait référence la « ligne noire » exactement ? Que symbolise-t-elle ?
Le titre « Ligne noire » fait référence à la traînée de mazout qui, au lendemain de la marée noire des Sundarbans, a laissé sa trace indélébile sur les côtes du Bangladesh, sur plusieurs centaines de kilomètres. Cette ligne noire symbolise l’idée d’un fossé entre deux mondes : celui des exploitants et celui des exploités qui, avec une grande dignité, se battent au quotidien pour survivre.
Pouvez-vous nous en dire plus sur le lieu du tournage ?
Ce court métrage documentaire a été tourné au Bangladesh, sur le site des Sundarbans, la plus grande forêt de mangroves du monde. C’est un écosystème précieux, un des derniers endroits sur terre où l’on trouve encore le tigre du Bengale, espèce en voie de disparition, ainsi que les dauphins du Gange et de l’Irrawaddy, très rares.
Quels sont les événements et les questions environnementales qui vous ont poussée à faire le film ?
Le 9 décembre 2014, un pétrolier accidenté a déversé environ 350000 litres de mazout dans la rivière Shela qui traverse le site des Sundarbans. Lorsque nous avons entendu la nouvelle de cette tragédie, nous étions sur le point de partir au Bangladesh pour tourner un long métrage documentaire sur un tout autre sujet. Après avoir appris l’accident, nous avons changé d’itinéraire pour nous rendre dans les Sundarbans et voir ce qui se passait. Dès notre arrivée, nous avons compris que la situation était catastrophique, non seulement pour l’écosystème (le mazout s’était répandu sur la myriade de canaux formée par les mangroves, rendant tout nettoyage impossible), mais également pour la population locale, dont la survie dépendait de la rivière à présent contaminée. On voyait bien que le gouvernement les avait abandonnés et qu’aucun véritable plan d’aide n’avait été mis en place.
Peu après la catastrophe, la compagnie pétrolière responsable de l’accident a proposé à la population locale de ramasser le mazout en échange de 30 taka (0,30 €) par litre récupéré. Les habitants de cette région extrêmement pauvre y ont vu un moyen de faire quelques bénéfices et sont passés outre les risques sanitaires auxquels ils s’exposaient. Environ un millier de personnes se sont mises à ramasser le mazout de la rivière, sans utiliser de protection. Au fil du temps, le pétrole proche des côtes a commencé à se solidifier, alors les gens le faisaient chauffer pour le liquéfier et le vendre, respirant des vapeurs hautement toxiques. Quand cette phase de « ramassage » a pris fin, les habitants ont recommencé à utiliser l’eau de la rivière et à la boire comme si de rien n’était, dans l’indifférence totale des autorités.
Parlez-nous du tournage : comment avez-vous procédé et combien de temps a-t-il duré ?
Le tournage a pris deux jours. Nous avons décidé de filmer d’un bateau afin de montrer un petit monde marqué par la catastrophe. Nous avons choisi de filmer du point de vue de cette rivière « meurtrie » qui jette son regard sur la côte, les villages, les gens, tous perdus dans une ambiance surréaliste. Nous voulions raconter l’histoire de cet accident de façon indirecte, en faisant passer les sensations que nous avions ressenties à notre arrivée : la sensation d’un endroit apparemment tranquille où la vie suit son cours comme à l’accoutumée, malgré le paysage défiguré qui trahit l’ampleur de la tragédie.
Si le tournage a été rapide, le montage, en revanche, a pris plus de deux ans. Il a été très dur de trouver le bon ton. D’abord nous étions trop démonstratifs, puis trop concis… Alors nous avons laissé les choses mûrir pendant plus d’un an et demi. Et l’été dernier, nous avons décidé de donner une dernière chance à ce projet et… ça a marché ! Ensuite, j’ai entamé le travail sur le son avec l’ingé son, une partie essentielle de ce court documentaire. En fait, nous avons effacé certains sons et ajouté diverses bandes sonores, comme l’appel à la prière du muezzin, afin de souligner l’ambiance surréaliste, presque apocalyptique, dans laquelle nous nous trouvions.
Comment avez-vous choisi la femme du film ?
Nous avons rencontré Ranu, le personnage principal, par hasard. Tandis que nous explorions la région dévastée, nous l’avons aperçue. Elle pêchait en marchant dans ces eaux noires, avec une grâce infinie, comme si rien ne s’était passé. Nous avons su immédiatement que ce serait une image très forte, résumant parfaitement bien l’idée du film. Nous l’avons tout de suite filmée et suivie avec la caméra pendant 15 minutes d’affilée.
Comment s’est passée votre collaboration ? Allez-vous travailler ensemble sur d’autres projets ?
Mark et moi travaillons ensemble depuis 2010, l’année où nous avons réalisé Heart-Quake, notre film de fin d’études. Notre collaboration s’est poursuivie et, en 2011, nous avons créé notre propre boîte de production, Dok Mobile, en Suisse. Faire des films nous permet de nous exprimer et de donner une forme à nos émotions et aux messages qui nous tiennent à cœur. Sur les documentaires, notre collaboration se passe bien, de façon très coordonnée. Nous coréalisons souvent les films. Mark est derrière la caméra et je m’occupe des prises de son et du montage de l’image. Nous sommes en ce moment en pleine phase de montage pour notre dernier long métrage documentaire, Digital Karma, qui parle de l’émancipation des femmes – le projet pour lequel nous devions partir au Bangladesh à l’origine.
Y a-t-il des libertés que le format court métrage vous a apportées en particulier ?
Faire un court métrage, ça n’a rien à voir avec la réalisation d’un long métrage. La différence en termes de complexité, de durée et de moyens financiers fait du court métrage un formidable terreau d’expérimentation. Il faut également parvenir à concentrer les sentiments et les émotions en un temps très court. Il faut une précision chirurgicale, et surtout ne rien gâcher. Chaque plan compte pour faire passer la profondeur recherchée, les émotions.
Si vous êtes déjà venue à Clermont-Ferrand, pouvez-vous nous raconter une anecdote vécue au festival ?
Sinon, quelles sont vos attentes pour cette édition ?
C’est la première fois que nous venons à ce festival, et nous sommes enchantés ! Nous espérons voir de beaux films et rencontrer des gens intéressants. Nous savons que Clermont-Ferrand est un grand marché de professionnels du monde entier et nous voulons en profiter pour créer des liens avec des responsables des ventes internationales, des distributeurs, des producteurs ainsi que d’autres réalisateurs.
Pour voir Ligne noire, rendez-vous aux séances de la compétition internationale I7.