Lunch avec Darikiken
Entretien avec Hugo Pepper Guevara, réalisateur de Darikiken
Qu’est-ce qui vous intéressait dans l’aventure de cet enfant dans la forêt ?
En racontant l’histoire d’un enfant dans la jungle, je voulais montrer la formidable coexistence entre les indigènes et l’Amazonie, un équilibre fragile, très vulnérable aux grands changements qui se produisent dans la forêt tropicale. Je les appelle des dangers, mais je parle des « développements », qui ne sont pas des développements pour tout le monde : ils peuvent m’apporter des profits économiques si je travaille dans l’exploitation forestière ou la mine, par exemple, mais les communautés, elles, vont perdre leurs terres, se faire exploiter ou simplement devenir dépendantes d’un système monétaire dont elles n’ont jamais eu besoin auparavant. Résultat, elles perdent leur culture indigène et leurs langues. Un jeune enfant, c’est curieux, innocent. Il ignore tout du monde extérieur, ces changements ont donc un impact énorme sur sa vie, et il est plus facile de les évoquer à travers son regard : on se sent plus impliqué, on ressent ses peurs et ses émotions. On perçoit également l’harmonie qui règne entre l’enfant et la jungle, il est à l’aise dans son environnement, où tout est normal pour lui – une fourmi, un serpent, les cris des singes qui se balancent dans les arbres… À un moment donné, tout s’effondre, il semble qu’un danger extérieur est entré dans la jungle. À partir de là, il se sent déphasé, un peu perdu dans un milieu qui lui est familier, et il cherche de l’aide pour comprendre ce qui lui arrive. Nous comprenons alors mieux l’importance de la spiritualité dans leur vie, ainsi que celle de la nature, qu’ils considèrent comme un être vivant dont les esprits les protège. Pour moi, ce thème a une résonnance anthropologique, mais il a toujours été traité dans une optique documentaire, et j’avais envie de me servir de la fiction pour lui donner un côté plus poétique, plus profond, pour aborder ce thème de façon plus subtile.
Qu’est-ce qui vous a inspiré cette histoire ?
Tout vient de mon père, qui travaille dans l’éco-tourisme depuis 40 ans dans cette zone protégée du parc national Manu, où l’on trouve une faune et une flore parmi les plus variées au monde – en plus de toutes les communautés indigènes qui habitent ce parc. Il m’a emmené très jeune avec lui dans la jungle, et je pense que son approche détendue m’a permis de me sentir libre dans cet endroit : je pouvais ramasser des pierres, m’approcher des animaux, me baigner dans la rivière, échanger avec les gens, malgré ma timidité. Pour moi, c’était un autre monde, avec des lois et une coexistence différentes. J’ai été tellement marqué que j’ai passé ma vie à retourner dans cette partie de l’Amazonie, afin d’en apprendre plus sur ses habitants, et ce sont eux qui m’ont inspiré ce court métrage.
Pouvez-vous nous en dire plus sur vos voyages dans la forêt tropicale amazonienne ?
Voilà 30 ans que je me rends régulièrement dans la jungle, et on voit les changements, les villages grossissent, de nouvelles routes en ont rendu l’accès plus facile. Mais malgré l’existence de zones protégées, l’exploitation clandestine des ressources naturelles n’a pas pu être empêchée, et les effets en sont dévastateurs. Pourtant, la plus grande partie de la forêt est encore vierge, et c’est un des rares endroits au monde qui n’a pas changé depuis des milliers d’années. L’équilibre règne sur toutes les choses. Les chauve-souris mangent les fruits et jettent les graines qui donnent de nouvelles plantes, les fourmis en coupent les feuilles pour nourrir un ver qui leur donne une sorte de lait pour leurs larves, le fourmilier mange les fourmis, le jaguar mange le fourmilier, et quand le jaguar meurt, il est mangé par les oiseaux et certains insectes, dont les fourmis…
Comment s’est passé le tournage dans la forêt ?
C’était dur, très dur. J’y suis d’abord allé deux fois avec deux de mes meilleurs amis, qui sont avocats et ne connaissaient pas du tout la jungle. Il est dangereux d’y aller seul. Pendant le tournage, j’ai fait beaucoup d’erreurs, car je n’avais pas l’expérience d’un tournage dans ce genre d’endroit. Je pensais qu’il serait judicieux de venir avec une équipe la plus réduite possible. D’un point de vue financier, c’est vrai, mais d’un point de vue technique, c’était une grosse erreur. Et figurez-vous que la personne qui nous a sauvé la mise, c’est notre cuisinier, Oscar. C’est grâce à lui qu’on a réussi à tout boucler dans les temps. Ce que j’apprécie tout particulièrement, c’est que les habitants des villages et des communautés Machiguenga nous ont apporté leur aide à tout moment. Le fait de les connaître depuis des années nous a permis de filmer presque tout ce que nous avions prévu. Nous avons pu aller dans des endroits difficiles d’accès avec des guides indigènes dès que nous le désirions. Voilà pourquoi je dis que c’est un film sur eux et que ce sont eux qui l’ont rendu possible. Alberto, le personnage du chaman, est un vrai chaman, c’est aussi le chef de sa communauté, et il nous donné de nombreux conseils.
A-t-il été facile de recruter un acteur Machiguenga ?
Je savais qu’il faudrait être très efficace et rapide dans mon choix, mais je n’ai pas eu de chance : lors de mon premier voyage, je suis arrivé le week-end, et tous les enfants étaient aux champs avec leurs parents. La deuxième fois, tout le monde était parti pour trois jours pour une sorte d’échange culturel avec une autre communauté. J’ai commencé à m’inquiéter car je ne pouvais pas me rendre dans la jungle à ma guise. Et il est impossible de prévenir qui que ce soit car ils n’ont pas de téléphones. J’ai fini par demander à l’instituteur de l’école de sélectionner un petit groupe d’enfants qui avaient, selon lui, des qualités d’acteurs et de la motivation. Lors de mon troisième voyage, je suis arrivé seul et j’ai rencontré deux cousins, dont l’un était José Luis, mon protagoniste. Je l’ai choisi car il a tout de suite compris ce que j’attendais de lui, il avait confiance en lui et comprenait naturellement les codes du cinéma.
Le film est très poétique et contemplatif. Parlez-nous de votre style de cinéma. Que voulez-vous faire par la suite ?
J’ai hésité à faire mon propre film car je n’avais pas trouvé mon style à Buenos Aires, où j’ai étudié la réalisation et collaboré à des films d’autres cinéastes. Je pense que l’environnement urbain ne m’encourageait pas à filmer comme je le voulais. Par contre, filmer dans mon propre pays, dans les Andes et dans la jungle, c’était parfait pour moi : chaque jour, je suis inspiré par les gens, leurs traditions, ces villages qui vivent au rythme de traditions différentes et qui invitent à la contemplation, et je suis sûr de pouvoir transmettre ces sensations à d’autres personnes. Mais je pense qu’on peut obtenir une interaction intéressante entre le film et le spectateur en passant par les émotions et les pensées de cet enfant Machiguenga. Connaissant peu la culture de la jungle, le public est amené à chercher une interprétation personnelle. Je n’aime pas être trop explicite, j’aime voir des images où on a l’impression qu’il ne se passe rien, mais qui, en réalité, en disent long. En prenant son temps, on peut y lire pas mal de choses.
Y a-t-il des œuvres ou des films qui vous ont inspiré ?
Tout d’abord, les indigènes de l’Amazonie m’ont inspiré, surtout cette communauté. Deuxièmement, les paroles de mon grand-oncle, Luis Figueroa, qui était cinéaste et a réalisé le premier film en langue quechua, il y a bien des années, ainsi que de nombreux films sur la culture péruvienne. Il y a une quinzaine d’années, je lui ai demandé : « Pourquoi filmes-tu les indigènes du Pérou au lieu de faire des films commerciaux plus cools ? », il a répondu : « Parce que c’est notre culture et que nous n’en sommes pas fiers : quand les gens viennent dans les Andes, ils n’arrivent pas à croire que ce petit peuple a construit ces magnifiques citadelles incas, et tout cet empire. Et tu sais pourquoi ? Parce qu’ils nous ont vus à la télé, dans des films, dans des magazines comme de petits hommes pauvres qui vivent péniblement dans les Andes, et une des raisons est que les caméras nous filment en pointant vers le bas. Ma logique, mon art à moi, c’est de filmer en pointant vers le haut, de regarder le peuple des Andes d’en bas, et tu verras comme ils sont grands et forts, avec leurs jambes solides, leurs longs bras et leur belle couleur de peau, leurs magnifiques nez aux grandes narines qui leur permettent de mieux respirer, et leurs cheveux noirs. C’est ainsi qu’on va comprendre que nous avons construit tous ces bâtiments, ces routes et cette culture. Et que nous sommes capables de faire encore bien des choses. » Troisièmement, j’ai été influencé par des scènes de certains films, comme Lumière silencieuse, de Reygadas, sans doute une des plus belles scènes d’ouverture filmée au petit matin, les danses asiatiques de Samsara, de Ron Fricke, et le début de La colère de Dieu, de Herzog.
Diriez-vous que le format court vous a donné une certaine liberté ?
Le format court m’a donné l’opportunité de faire mon premier film de façon indépendante, et dans un lieu difficile d’accès, ce qui serait sans doute impossible si je décidais de faire un film avec une équipe de 30 personnes. Il m’a aussi permis de raconter une histoire en peu de temps et d’acquérir l’expérience et la confiance en moi nécessaire pour faire mieux et prendre plus de risques la prochaine fois.
Pour voir Darikiken, rendez-vous aux séances du programme I11 de la compétition internationale.