Breakfast avec Ma manman d’lo
Entretien avec Julien Silloray, réalisateur de Ma manman d’lo
Vous avez réalisé Ma manman d’lo en Guadeloupe. L’an dernier vous aviez réalisé Un toit pour mes vieux os (sélectionné en compétition nationale, prix France Télévisions au festival du court métrage de Clermont-Ferrand 2014) aussi sur la Guadeloupe. D’où vous vient cette affection pour la Guadeloupe ?
Mes parents m’ont emmené en Guadeloupe à 6 ans. J’y ai fait toute ma scolarité jusqu’au Bac. La culture guadeloupéenne et sa tradition, bien que métissées, étaient différentes de celles de mes parents et j’ai grandi dans ce mélange, mon imaginaire nourri des deux mondes. Je me sens franco-guadeloupéen et jusqu’à aujourd’hui, il m’a semblé plus naturel d’écrire des histoires en Guadeloupe.
La Guadeloupe que vous décrivez est-elle fidèle à la réalité contemporaine ou est-ce déjà l’image d’une Guadeloupe d’un autre temps, peut-être de votre enfance ? Y a-t-il beaucoup de changements avec le développement des nouvelles technologies ?
La réalité guadeloupéenne est variée, comme toute culture, et subit la même globalisation que le reste du monde. Le pays change, et en étant caricatural, je dirais qu’il y a d’un côté la ville et la jeunesse élevée à la grande consommation d’importation ; de l’autre les campagnes et ce qu’il en reste de sa culture populaire, ses croyances, ses mythes et sa magie qui participent encore de l’inconscient collectif guadeloupéen. Pour combien de temps ? C’est plutôt dans l’imaginaire de cette Guadeloupe-ci que j’ai puisé l’inspiration de mes deux premiers courts métrages, même si j’ai pu constater lors du casting de Ma manman d’lo que les enfants que je rencontrais, pourtant d’un milieu rural, connaissaient bien mieux les figures fantastiques des grands studios américains que celles de leur commune. Je dirais que c’est moins un problème de développement technologique que d’influence culturelle. Pour des raisons administratives, mais aussi de lien économique et de modèle culturel, la Guadeloupe comme la Martinique peuvent sembler plus proches de l’Europe et des Etats-Unis que de leur voisins caribéens et sud-américains. La question de l’identité des Antilles au sein du bassin caribéen fait débat depuis plusieurs décennies et n’est pas résolue.
Savez-vous s’il y a beaucoup de films tournés en Guadeloupe ? Et s’ils sont représentatifs des particularités locales par rapport aux productions de la métropole ?
Le nombre de productions tournées en Guadeloupe n’est pas comparable au débit de l’Hexagone. Les longs métrages sont rares, ou tournés à petit budget, sans véritable distribution. Le gros de l’économie audiovisuelle repose sur la production exécutive de séries anglaises et françaises, la télévision et l’institutionnel.
Le cinéma entre dans les habitudes culturelles des jeunes Antillais. Ils sont plus nombreux à envisager d’en faire leurs études puis leur métier (pour ma génération, bachelier en 2000, c’était plus que marginal. Je n’ai pas fait d’études de cinéma). Il y a de plus en plus de salles, des festivals de cinéma, les mêmes aides régionales que dans les autres régions françaises depuis 2008, et les tournages de courts métrages sont en augmentation. Mon regard est partiel, parce que j’habite à Paris et que ces courts métrages sont peu diffusés dans l’Hexagone. Je n’ai pas la meilleure visibilité. Pour ceux que j’ai pu voir, j’ai le sentiment qu’ils portent les marques des prémices : ce sont principalement des films traitant de la question identitaire, avec dans leur scénario et leur esthétique, une forme très influencée par la télévision et le genre américain. On manque encore de narration cinématographique et de variété dans les récits.
Nous avons d’immenses écrivains aux Antilles, de grands musiciens, parce qu’il y a une tradition littéraire et musicale dans ces îles. Mais pour le moment, on pourrait compter une seule cinéaste, la Martiniquaise Euzhan Palcy, un génie qui a réalisé à 24 ans Rue Cases-Nègres, Lion d’Argent à la Mostra de Venise en 1983.
Le cinéma guadeloupéen a-t-il trouvé son identité ? Et quelle serait-elle ?
C’est l’enjeu des années à venir. Il est indéniable que les compétences techniques et les esthétiques des films d’aujourd’hui sont plus riches.
Ma manman d’lo est une production française. Selon vous, dans le court métrage, qu’est-ce que la production française apporte que les autres n’ont pas ?
Je constate comme beaucoup que le système de financement du court métrage en France permet à ces films d’être encore un vaste champ d’expérimentation indépendant. La plupart des courts métrages ont une patte « à la française » dans leur narration et leur mise en scène, mais j’ai le sentiment, lorsque je rencontre des jeunes réalisateurs étrangers, d’être plus libre, dans un système privilégié. Quand je vois la qualité et le succès de deux films aussi opposés que La Bifle de Jean-Baptiste Saurel et Rodri de Franco Lolli (même si ces deux réalisateurs sortent de la même école), je pense qu’il y a de l’espace pour la diversité dans le court métrage.
Avant mon premier film, je n’avais rien fait, ni école de cinéma, ni film autoproduit qui aurait connu le succès, et pourtant on m’a donné ma chance aussi bien au niveau du CNC que des chaînes TV ; j’avais une bonne histoire, mon scénario a plu et j’ai eu assez de financement pour tourner dans des conditions correctes. Même avec un univers et des personnages différents de ce qu’on a l’habitude de produire en France.
Votre héros, Rosental, est un enfant de huit ans. Comment vous est venue l’idée de réaliser votre film autour d’un enfant ?
J’avais plusieurs choses en tête. L’image d’une mère noyée, transformée en sirène (la « manman d’lo » des Antilles) qui vient retrouver son fils. Cette image revenait souvent, je ne sais pas pourquoi. Ça s’est mélangé avec une chanson guadeloupéenne des années 80 dans laquelle une petite fille chante avec sa mère décédée, et lui demande pourquoi elle est partie. Je suis toujours ému par cette expression singulière de la relation des Antillais à la mort, qui se manifeste traditionnellement par une communication maintenue entre les deux mondes. Sans forcément développer le thème de « la mort aux Antilles », j’ai voulu raconter l’histoire de cette chanson à ma manière, en suivant le trajet d’un petit garçon qui doit faire son deuil. Mais d’un point de vue guadeloupéen. Sa direction est fondamentalement la même que celle d’un petit Européen, mais si la manman d’lo représente évidemment la mort, on peut interpréter différemment le sens du deuil du garçon selon le point de vue européen ou antillais. Ça dépend du spectateur et de sa culture.
Comment avez-vous procédé au casting de vos acteurs et en particulier de Rosental ?
Je m’occupe du casting de mes films, sur le mode du « casting sauvage ». Pour Rosental, je suis allé prospecter à la sortie des écoles aux alentours de Port-Louis, la commune où nous avons tourné. J’ai vu peu d’enfants pouvant correspondre au rôle. Rosental (c’est son prénom à la ville) avait un parcours personnel différent des autres enfants. C’était un garçon difficile avec une sensibilité singulière liée à ses origines haïtiennes et son histoire familiale, qui en faisait la petite mascotte de la ville. C’est toujours difficile de tourner avec des enfants, mais globalement le tournage s’est bien passé.
Vous placez au cœur du film un autre personnage : Kamo, le sorcier de la commune. A vos yeux, cette dimension magique donne-t-elle plutôt au film une saveur supplémentaire de la Guadeloupe ou un ressort comique ?
La magie me fascine, j’ai entendu des témoignages dingues et vu des choses étranges. La magie dénote d’un rapport au monde qui me questionne. Dans mes deux premiers courts métrages, elle m’est apparue comme une évidence dans la dialectique des problèmes auxquels mes personnages sont confrontés parce qu’elle tient encore une place importante dans l’imaginaire antillais. Kamo a peut-être une dimension un peu légère, on peut ne pas croire à ses pouvoirs. Mais Rosental y croit et s’y accroche parce qu’à son âge, dans d’autres circonstances, j’ai fait pareil. Et puis il faut se méfier de nos aprioris. Kamo est un peu manipulateur et farfelu, à l’image de certains de ses collègues, mais au fond, c’est sûrement lui qui fait revenir la manman d’lo. Vous seriez étonné de la palette de ses compétences…
En France, 2,4 millions d’enfants sont élevées par des mamans solos (15% des familles). Seulement 420 000 enfants par des papas solos (2,5% des familles françaises), le cas le plus rare. Vous choisissez de placer votre héros dans cette originalité. Pourquoi cette décision ?
En Guadeloupe, le schéma traditionnel, c’est la mère qui élève seul son enfant. Si la mère est absente ou défaillante, la grand-mère prend la relève, pas le père. J’avais écrit le scénario selon ce schéma, Rosental habitait chez sa grand-mère. Mais sur place, en casting, ça ne me plaisait pas. Je trouvais la relation trop mielleuse, trop enfantine, et je ne voulais pas réaliser un conte gentillet pour enfants. Pierre Valcy est un ami et j’ai pensé à lui pour jouer un père en imaginant une version plus moderne du film, plus éloignée du cliché, plus en phase avec l’évolution des mœurs familiales. Et puis, une relation fils/père me touchait plus personnellement, la communication et l’émotion pudique du père, l’idée qu’ils se trouvent enfin à la fin du film.
Enfin, comment avez-vous construit le chagrin de Rosental quant à l’absence de sa mère : vous êtes-vous basé sur du vécu, des études, des témoignages ou est-ce imaginaire ?
Je n’ai pas vécu ce type de deuil étant enfant. J’ai lu des ouvrages, des thèses sur le sujet. J’ai questionné des amis antillais qui avaient perdu un de leurs parents quand ils étaient enfants, pour mieux me rendre compte de leur état d’esprit à l’époque, comprendre si le traitement de leur deuil était différent d’un enfant européen. Ça n’était pas forcément le cas.
Je ne sais pas si je suis fidèle à la plus répandue des réalités. Je n’ai pas voulu faire de Rosental un personnage larmoyant, je ne voulais pas de pathos, mais une tristesse sobre et de la mélancolie. Etre plus proche de la perception de la mort aux Antilles, qui est à la fois quotidienne (en Guadeloupe on écoute tous les jours les avis d’obsèques à la radio) et tragique bien sûr, mais entourée d’un ensemble de rituels à l’apparence festive. Le ton de la mort me semble différent en Guadeloupe, plus nuancé qu’en Europe.
Pour voir Ma manman d’lo, rendez-vous aux séances de la Compétition nationale F10.