Dernier verre avec Negative Space
Entretien avec Ru Kuwahata et Max Porter, réalisateurs de Negative Space
Quelles techniques avez-vous utilisées pour créer ce court métrage ?
L’animation image par image avec des marionnettes. On avait à cœur de bien rendre le ton de l’œuvre originale et donc d’utiliser un procédé très humain. Étant donné que le film évoque une relation qui passe par une action physique (faire une valise), on a voulu accentuer le froissement des chemises, les plis de la ceinture en cuir, les irrégularités du plastique. La technique s’est donc imposée dès le moment où on a lu le poème. En poursuivant nos recherches, il s’est avéré intéressant de puiser dans notre enfance. Nos souvenirs sont étroitement liés aux sensations des textures, au toucher. On se souvient d’un pull en laine qui grattait, ou du tissu du canapé de nos parents au début des années 80. En animant de vrais textiles qui se plient et qui ondulent, on espérait réveiller ces souvenirs chez le spectateur. Pour finir, on a décidé de jouer sur l’échelle pour exagérer la place que prend le père dans la vie de son fils, et l’évolution de cette place avec le temps. La technique de l’image par image donne à l’espace un côté tangible qui fait défaut dans les autres techniques graphiques, c’était donc le meilleur moyen de faire passer cette émotion.
Comment avez-vous travaillé les personnages humains ?
Les mouvements des vêtements et des objets sont très expressifs et affirmés, alors que les personnages humains sont plutôt effacés. On tenait à montrer cette distance entre le père et le fils – leur incapacité à communiquer directement. C’est par l’action de faire une valise qu’ils parviennent à s’exprimer pleinement.
Qu’est-ce qui vous intéressait dans cette relation père-fils ?
Le film est tiré d’un texte de 150 mots de Ron Koertge. Le sujet est très spécifique, mais on trouvait qu’il avait une portée universelle qui s’applique à toute relation. Et c’est notre regard personnel sur la relation parent-enfant qu’on montre ici.
Ru : Mon père était pilote de ligne et il était souvent parti quand j’étais petite. Je n’ai pas de souvenirs de sorties au zoo ou au parc d’attractions, mais l’image de mon père plaçant une chemise bien pliée et amidonnée dans sa valise est à jamais gravée dans ma mémoire. Je me souviens que mon père réglait sa montre avec précision avant de quitter la maison, et qu’il affichait dans son bureau une liste d’affaires à emporter. Mes souvenirs d’enfance les plus prégnants sont liés à des objets, des textures et des rituels ordinaires.
Max : Pour moi, ce rapport n’était pas directement lié au rituel de la valise, mais j’ai retrouvé dans le texte cette ritualisation des liens entre les parents et les enfants. On a entendu des commentaires comme quoi la relation père-fils dans Negative Space était froide ou étrange, c’est peut-être un peu vrai, mais cela ne diminue pas l’importance qu’elle revêt pour le personnage principal. Negative Space m’a fait réfléchir sur mes relations avec les gens et sur ces petites choses qui les alimentent.
Comment avez-vous eu l’idée d’évoquer le souvenir de cette relation à travers le deuil ?
Lorsqu’une personne nous quitte (que ce soit en mourant ou en s’éloignant, géographiquement ou émotionnellement), on prend le recul nécessaire pour regarder notre relation avec elle sous un nouveau jour. C’est le deuil qui permet au fils de voir clairement ce que son père représentait pour lui. Le poème se termine avec l’enterrement, on a donc choisi une structure narrative présent-passé-présent : le personnage se rend à l’enterrement et se remémore les moments déterminants de son enfance.
La thématique de l’« espace vide » est-elle récurrente dans votre œuvre et envisagez-vous de faire d’autres films autour de cette question ?
En réalisant Negative Space, nous nous sommes penchés sur l’espace physique et symbolique que prend un parent dans la vie d’un enfant, et sur l’évolution de cet espace avec le temps. Je ne sais pas si on retravaillera sur cette idée en particulier, mais je suis sûr qu’on va continuer à parler de la complexité des relations entre les êtres.
Y a-t-il des libertés que le format court métrage vous a apportées en particulier ?
Le format court métrage donne à son auteur la liberté de faire des essais dans sa façon de raconter une histoire. Tandis que le long métrage tend à se cantonner à une structure en trois actes et à d’autres conventions, le court se contente de faire passer efficacement un message ou du sens. C’est un peu comme la différence entre un poème et un roman. Dans un poème, un mot ou une phrase peuvent dépeindre tout un univers. Dans Negative Space, on a utilisé des transitions visuelles pour montrer au spectateur qu’on entrait dans les souvenirs ou qu’on en sortait. Par exemple, la scène en voiture se transforme en une petite auto qui ouvre la fermeture Éclair de la valise. Ou bien lorsque la caméra balaye le quartier en montrant diverses relations père-fils, on change progressivement d’échelle pour arriver dans la valise avec tout son contenu. Dans notre esprit, les notions d’espace et de temps sont très souples, et on voulait mettre cela en images.
Si vous êtes déjà venus, racontez-nous une anecdote vécue au festival de Clermont-Ferrand ? Sinon, qu’en attendez-vous ?
En fait, j’ai rencontré mes productrices, Nidia Santiago et Edwina Liard, de IKKI Films… à Clermont-Ferrand ! J’ai participé au concours d’écriture « du court au long » avec La Maison des scénaristes, qui organise des rencontres à Clermont. Negative Space était encore à l’état de projet et j’espérais trouver des producteurs prêts à croire en nous et en notre projet. Lors des rencontres Euro Connection, quelqu’un a renversé du café sur mon écharpe blanche, et Nidia m’a aidé à tout nettoyer avec des serviettes en papier. Quelques minutes plus tard, Nidia et Edwina présentaient leurs projets sur l’estrade. Je me suis dit que c’était un signe !
Pour voir Negative Space, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F10 et aux séances scolaires.