Dîner avec Œdipe
Entretien avec Tito Gonzalez Garcia, réalisateur de Œdipe
Pourquoi choisir l’histoire d’Œdipe en particulier ?
Les raisons sont tellement nombreuses. Peut-être que l’absence de rituels dans la société occidentale contemporaine nous a éloigné des préoccupations centrales qui sont communes à tous les hommes mais qui sont présentes dans la mythologie. Choisir un mythe, c’est avant tout choisir un territoire commun. Un territoire où les humains ne sont jamais soit bons soit mauvais, ils sont toujours à la fois l’un et à la fois l’autre. Œdipe, c’est aussi l’histoire du théâtre, l’histoire des Hommes racontant des histoires à d’autres Hommes. Pour ce film, j’ai travaillé avec des comédiens en situation de handicap, tous issus du milieu théâtral et qui connaissaient les différents textes sur Œdipe. Et puis dans la mythologie grecque, les humains sont constamment confrontés à leurs choix de vie, ce qui fait qu’ils soient, ou non, des héros ce sont leurs actes et non pas leur condition. Nous sommes ce que nous faisons et c’est un pont entre les personnes en situation de handicap et le reste du monde. D’un certain point de vue, on pourrait croire qu’être normal serait d’être soi-même, mais c’est rarement le cas chez les personne dites « non-handicapés ». La normalité n’existe pas vraiment, surtout dans le mythe d’Œdipe, et c’est précisément ce qui fait que c’est un texte contemporain. Constamment contemporain.
Pouvez-vous nous en dire plus sur la structure du film ? (Ordre des séquences…)
À un moment, on comprend dans le film que ce sont des comédiens dans un théâtre qui se préparent à rentrer sur scène pour jouer Œdipe devant une salle pleine. Nous avons voulu le structurer comme un souvenir, comme une mémoire collective qui est toujours en nous mais qu’on ne cherche pas à ordonner. Elle est quelque part à l’intérieur et nous sommes rassurés par sa simple présence et non pas par la façon dont elle se structure. Les mythes se trouvent en nous comme les pièces d’un puzzle qu’on n’aurait pas besoin d’assembler. J’ai demandé pendant le tournage à mon neveu de 10 ans s’il connaissait des personnages de la mythologie grecque et il m’a parlé très précisément du mythe du Minotaure en rajoutant que pour s’échapper du labyrinthe, Thésée s’était fabriqué des ailes qui l’avait conduit à trop s’approcher du soleil. Il connaissait bien les histoires sans que l’ordre ou la logique l’emporte sur son imaginaire. Nos souvenirs se bousculent les uns les autres et notre film est structuré comme ça : les séquences de la vie d’Œdipe ne sont donc pas montées dans l’ordre chronologique. En regardant certains épisodes de cette histoire, on est touchés par la tristesse elle-même et pas par ce qui rend triste. Je dirais que c’est un film épidermique. C’est une structure instinctive où le film et les spectateurs seraient des bêtes sauvages qui devraient s’habituer à vivre ensemble dans un espace-temps et que la survie passerait uniquement par le ressenti. Filmer des acteurs dans les loges d’un théâtre, c’est se poser la question de la représentation et de ce qui se passe pour ces hommes et ces femmes quand ils jouent une histoire si terrible. C’est un film très libre, un hommage à notre besoin de raconter des histoires, aussi tragiques soient-elles.
Certains passages révèlent un souci d’authenticité et de reproduction d’une esthétique antique, d’autres sont plus clairement ancrés dans une époque plus moderne. Pouvez-vous nous parler un peu de vos choix esthétiques ?
Je crois que je ne fais pas partie de la grande famille des réalisateurs qui cherchent à recréer le monde tel qu’il est, et qui, par soucis de réalisme veulent convaincre les spectateurs qu’ils sont face à une histoire qui aurait pu vraiment avoir lieu. Je crois plutôt que je crée des mondes qui vivent dans mon esprit et que je partage le temps d’un film. La réalité n’est qu’une question de perception. Je vois Œdipe comme un film d’anticipation. Un film qui se passe dans un futur proche à la frontière de la science-fiction. Comme dans la mythologie grecque, comme dans les bandes dessinées de science-fiction, les hommes sont constamment en contact avec les Dieux, c’est ce qui lie le passé avec le futur. Donc pourquoi pas imaginer que dans ce monde-là un mariage royal (la seule scène qui garde une esthétique antique est celle du mariage entre Jocaste et Œdipe) garde des éléments d’un monde révolu, c’est d’ailleurs encore le cas en Angleterre quand le roi se marie ou quand la reine est couronnée. Par ailleurs, comme je le disais, ce film est né de la collaboration entre une compagnie de théâtre basée dans le Larzac qui professionnalise des acteurs en situation de handicap et un réalisateur. Le Larzac garde pour moi ce mariage parfait d’intemporalité. Ça reste comme il y a 50 ans, et il n’y a aucune raison que cela change dans les prochaines 50 années. D’autant plus que l’exploitation agricole est au centre de notre préoccupation pour le futur, on s’en rend compte actuellement à travers toutes les discussions qui tournent autour de ce qu’on mangera et donc ce qu’on plantera dans les prochaines années. On a choisi de placer notre histoire dans le milieu des ouvriers agricoles et c’est ce qui la rend contemporaine : par exemple, Œdipe est ramassé par un berger qui produit du lait pour Roquefort en plein Larzac.
Comment s’est déroulé le travail avec les acteurs an amont ?
C’est le point central de notre film. Nous avons envie de montrer qu’il est possible de donner des rôles de personnages dits « normaux » à des acteurs en situation de handicap. On constate avec désolation que les personnes handicapées ne jouent que des rôles d’handicapés au cinéma et nous travaillons dans le sens contraire. Philippe Flahaut a fondé un théâtre à Millau il y a presque 30 ans où il a formé beaucoup de comédiens en situation de handicap. Nous avons donc travaillé ensemble dans ce théâtre sur un plateau. Nous avons fait un laboratoire de création (qui n’est pas fini) où chacun a appris ce que nous étions capable de donner et comment. Nous nous sommes concentrés sur les endroits où l’histoire d’Œdipe faisait écho dans la vie personnelle de chacun. Notre avons concentré nos efforts dans l’appropriation de l’histoire. Ensuite, nous avons donné des cadres simples et avons cessé de chercher à créer des séquences écrites de toutes pièces pour nous laisser surprendre par les décisions de ces acteurs qui ont un rapport unique au corps. L’importance a été donnée à la direction artistique pour que ces comédiens aient un cadre idéal dans lequel ils ont eu le champ libre. Nous avons établi la règle de travailler avec une équipe réduite au minimum. C’est très intime. Enfin, nous avons décidé pour des raisons de politiques d’intégration, qu’il était hors de question de travailler seulement avec des comédiens en situation de handicap car cela aurait été une autre forme d’exclusion. Nous avons donc invité d’autres types d’acteurs et avons constitué un casting mixte. Chacun a trouvé son rôle et les pistes ont enfin été effacées, nous avons commencé à travailler au moment où notre « monde Œdipe » est devenu cohérent. C’est un monde, un pays, ou une contrée où les personnes sont comme ça et on ne se pose plus la question de qui sont ces acteurs. C’est un travail que je souhaite de vivre à tous les réalisateurs. On apprend beaucoup sur nous-mêmes et notre rapport à l’autre, c’est presque philosophique.
Prévoyez-vous de renouveler cette expérience ? Quelle sorte de projet cinématographique envisager vous de développer par la suite ?
On va continuer avec celui-ci, nous n’avons pas fini et pourrions ne pas nous arrêter. Nous développons en ce moment-même de nouveaux épisodes de la vie d’Œdipe, nous avons invité des acteurs de Paris à venir dans le Larzac. Mélanie Thierry qui fait une petite apparition à la fin du film en compétition à Clermont sera le chef du chœur antique, le coryphée. Je l’imagine dans les loges d’un théâtre, narrateur omniscient et tragique errant dans les couloirs en pleine représentation. Elle sera la voix de cette histoire. David Kammenos en Tirésias, oracle aveugle ayant été femme. Nous avons déjà commencé le travail et trouvions ça intéressant de donner à un comédien valide le rôle d’un non-voyant. Aussi ai-je proposé à François Chaigneau, un performeur, danseur et chanteur lyrique (que je trouve magique) le rôle du Sphinx, je n’attends que de voir la rencontre entre lui et Théo Kermel, l’acteur qui joue Œdipe. Les acteurs que je viens de vous citer sont des comédiens curieux qui cherchent constamment à s’interroger sur leur façon de voir ce métier si particulier. Enfin, je rêve trop souvent de ces acteurs pour nous arrêter là. C’est un projet qui intéresse beaucoup par sa particularité et on a tous envie de collaborer ensemble. Dans le fond, si on affine notre technique de travail, on serait capable de tout faire dans le Larzac. En ce moment, je réfléchis beaucoup à l’idée d’une série avec tous ces acteurs qui se passeraient dans le milieu agricole avec en toile de fond la corruption des Etats dans leurs liens avec l’industrie agroalimentaire, les luttes anti OGM et comme toujours dans mon travail, le lien mystique qui unit l’homme et la nature. Sinon, dans un tout autre registre, j’ai écrit un long métrage en Amérique du Sud (je suis chilien) – Eloge à la folie – un film violent sur la conquête espagnole et les vagues de suicides qu’elle a provoqué dans les tribus amazoniennes ; malheureusement je sais que sera long à mettre en place.
Y a-t-il des libertés que le format court métrage vous a apportées en particulier ?
Personnellement, je trouve que le format du court métrage est un format libre. J’aime l’utiliser en tout temps et avec toutes les possibilités, on le voit dans les arts plastiques, ça marche en boucle, ça marche par bout, chaque image peut être un film en soit. Je l’utilise comme on écrirait une lettre à quelqu’un, j’ai d’ailleurs fait des films en offrandes à des êtres aimés. Il permet de tuer l’aliénant code de la narration qui enferme les longs métrages dans des toutes petites cases bienveillantes. Le court métrage, c’est comme la poésie, on prend une feuille et on y écrit des mots qui peuvent être lus de 1000 manières. Pour moi, ce n’est pas un format réduit d’un format plus grand qui servirait à prouver de quoi on est capable, c’est les pages de mon journal intime que je choisis parfois de lire à voix haute à un groupe de personnes.
Si vous êtes déjà venu, racontez-nous une anecdote vécue au Festival de Clermont-Ferrand ?
Sinon, qu’en attendez-vous ?
Non, je ne suis jamais venu au festival. Je ne m’attendais même pas à être là ! En vérité, je ne sais pas trop quoi attendre, peut-être trop ou peut-être pas assez. En tous cas, je voudrais que ces acteurs soient fiers de ce qu’ils ont fait. Qu’ils sentent que leur travail est placé côte à côte avec le travail des autres.
Pour voir Œdipe, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F8.