Dernier verre avec Shānzhài Screens
Interview de Paul Heintz, réalisateur de Shānzhài Screens
Comment vous est venue l’inspiration pour Shānzhài Screens ? Et comment s’est faite la rencontre avec les artistes peintres ?
En 2015, j’ai réalisé le film Non contractuel qui traite des mutations du travail, du chômage et de la simulation utilisée comme dispositif de retour à l’emploi. Je m’intéressais déjà aux représentations des gestes et situations du travail. En découvrant l’existence de cet artisanat et industrie de peinture de copie en Chine, je pensais vraiment cela dans la continuité. Il est question d’artisans peintres qui sont en prise avec un business mondialisé de copie de tableaux, le plus souvent de peintures canoniques de l’histoire de l’art occidental. Je me demandais naïvement à quoi rêvaient ces personnes, en Chine, qui peignent dans leurs ateliers et ne voient jamais le fruit de leur travail accroché. Ce sont généralement des copies de tableaux de maîtres qui décorent les hôtels, les centres commerciaux ou sont vendus comme des objets de souvenirs en Occident ou à Hong-Kong. Après plusieurs contacts infructueux, j’ai eu de longs échanges We Chat (messagerie instantanée utilisée en Chine) avec Wang Shiping. Mon intention était d’établir une correspondance de peintures et de dessins avec lui. En fonction de nos discussions sur la vie et sur son travail de peintre copiste, je commandais des peintures à l’huile (qui n’étaient pas des reproductions en grande quantité) à Shiping. De mon côté, par effet caméléon, je me suis mis à l’aquarelle et je reproduisais aussi différentes images qu’il m’envoyait. L’origine du projet était donc plus un travail de correspondance, de peinture et de dessin, que celui du film. Je ne préméditais pas du tout de faire un film à Shenzhen lors des premiers échanges avec Shiping fin 2017. Ce dont je me rends compte après coup, et cela m’intéresse particulièrement, c’est qu’il y a cette idée d’infiltration d’un système marchand. Quand Shānzhài Screens débute, j’ai le rôle du client et Shiping celui du peintre-copiste et vendeur. Petit à petit les choses se déplacent et quelque chose du lien humain et d’une amitié se dessine, dont le point de convergence matériel est sans doute le film, le moment du tournage mais aussi nos rencontres futures.
Qu’est-ce qui vous intéressait en particulier dans la question de la copie d’œuvre d’art ?
Avec cette quasi-industrie de peinture de réplique faite en Chine, je me rends compte que ce qui m’intéresse le plus c’est la question du geste et du déplacement des images. On n’est pas dans l’illégalité, il n’est pas non plus question du faussaire de génie qui peint des tableaux pour usurper et vendre aux enchères. Ce que j’ai voulu montrer, c’est comment une industrie de peintures de copies faites à la main telle que celle-ci intègre les gestes et les histoires de la peinture et propose un univers tout aussi lisse et standardisé que les marques de prêt-à-porter bas de gamme. Je m’occupe donc plus à déconstruire quelque chose de la dévoration des techniques et de gestes humains par l’industrie et le business. J’ai un point de vue critique sur ce système marchand car, comme dans d’autres systèmes mondialisés, au-delà du vernis, il est à nouveau question de mise à distance par la technologie, de solitude et d’exclusion. C’est donc en quelque sorte un portrait de l’ouvrier mondialisé, et j’essaye de faire le relais de son imaginaire.
Combien de personnes avez-vous enregistrées au total, sont-elles toutes visibles à l’écran ?
J’ai filmé cinq peintres et ils ne sont pas tous à l’écran. Celui qui revient le plus est Shiping : de la scène de répliques du tableau Les tournesols de Van Gogh au chant sur son application mobile karaoké seul chez lui.
Combien de temps vous ont pris le tournage et le montage ?
Je me suis rendu à Shenzhen deux mois, en septembre et octobre 2018. Le montage a duré environ quatre semaines parsemées début 2019, permettant de réécrire et d’expérimenter.
En quoi était-il important de traiter aussi le rapport aux nouvelles technologies ?
Lors de mon arrivée à Shenzhen, j’ai découvert l’utilisation particulière et intensive des smartphones dans la vie quotidienne chinoise. Celle-ci, bien plus généralisée qu’en Occident, peut donner lieu à de nouveaux usages et des situations étranges. En particulier dans la pratique du peintre-copiste. Après avoir visité plusieurs ateliers, je notais que l’image de référence à copier était affichée sur une tablette ou un téléphone. Le plus souvent, le copiste porte le téléphone dans la main gauche et le pinceau dans la droite. Venait alors se télescoper des gestes archaïques (ceux de la peinture au pinceau) et des positions technologiques (le rapport à l’écran tactile dans lequel on clique, on scrolle ou on zoome avec deux doigts). Originellement, depuis les années 1970, Shenzhen est connu pour ses ateliers de contrefaçon de téléphones portables de grandes marques. Cette pratique du faux fut catégorisée par le vocable « shānzhài » qui signifie « copie », « contrefaçon » mais aussi « sosie ». Par ailleurs, il existe une contre-culture shānzhài utilisant le détournement d’objets culturels pour produire de nouvelles formes artistiques. Après la scène de chant dans le film, on voit Shiping reproduire en peinture non pas une image diffusée par son écran de smartphone mais un écran de téléphone ouvert avec ses câbles et composants électroniques. Cette mise en scène est pensée pour nous faire glisser de la platitude des surfaces des écrans à la matérialité technique brute des appareils électroniques.
Y a-t-il des libertés que le format court métrage vous a apportées en particulier ?
La base documentaire et la rencontre du contexte et des personnes que je filme m’importe beaucoup. La liberté serait plutôt la possibilité du temps en immersion, les discussions préliminaires et pendant le tournage. J’ai eu la chance de pouvoir passer deux mois seul avec Shiping et les peintres-copistes, de vivre avec eux. Mon ami chinois Zhenqian Huang qui parlait aussi français m’aidait dans la discussion. Le temps de vie ensemble permet aux clichés et premières idées de se déplacer et d’en tisser de nouvelles. J’aime beaucoup la réflexion que provoque la mise en scène et les discussions qui en émanent durant le tournage. Dans les propositions de tournage documentaire, il peut y avoir un vrai transfert : tout se passe implicitement mais il y a moi qui me projette dans la figure de Shiping et lui qui essaye de se déplacer à travers mon point de vue.
Quelles sont vos œuvres de référence ?
Lorsque j’étais en Chine, je me rappelle avoir lu un livre de Jonathan Crary, 24/7 Le capitalisme à l’assaut du sommeil, qui rentrait en résonance avec ce que je vivais. C’est un essai dans lequel il est question de la conquête de la nuit par le marché. Des influences du monde militaire jusqu’à la place que cela peut prendre dans notre vie nocturne et même nos rêves. La nuit chinoise tombait plus tôt mais les gens ont une vie de travailleur particulièrement nocturne. Pour cette raison, sans doute, j’ai décidé de situer mon film uniquement la nuit. Un trajet qui nous amène jusqu’au récit de rêve de Shiping, réalisé au cours d’un entretien vidéo dans un taxi de Shenzhen. Ce sont des compositions de situations et de mise en scène de la parole qui m’intéressent. Elles permettent de réfléchir à nos habitus et la manière dont notre rapport à la parole et au récit se voit modifiée par les nouvelles technologies.
Pour voir Shānzhài Screens, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F1.