Lunch avec Stella Maris
Entretien avec Giacomo Abbruzzese, réalisateur de Stella Maris
A quel moment, dans le processus de réalisation, avez-vous décidé de placer l’action en Italie ? Le film aurait-il pu se passer ailleurs ?
J’ai imaginé le film autour d’une image, celle de l’arrivage d’une statue de la Madone sur une plage située à Polignano a Mare, dans les Pouilles. C’est aussi un film lié à mes souvenirs d’enfant dans le sud de l’Italie quand, avec mes parents, on allait aux processions religieuses et il y avait quelque chose d’effrayant et de beau et tragique à la fois. Donc, non, pour moi ça n’aurait pas pu se passer ailleurs.
Stella Maris questionne sur plusieurs niveaux de lecture. A quel point vouliez-vous y aborder la thématique de la liberté d’expression ?
C’était un des sujets du film, un des histoires et des thèmes qui parcourent le film. Je m’étais inspiré d’un festival de street art, le FAME, qui, il y a des années, avait fait venir des artistes dans un petit village du sud de l’Italie. Cela avait choqué la population, notamment par le caractère illégal et provocateur des fresques murales. Cette thématique me semblait intéressante comme « contre-histoire » contemporaine à opposer à celle, immuable, de la procession.
Stella Maris questionne surtout le Pouvoir, ses différentes formes et son exécution. Comment vous est venue l’envie d’aborder cette thématique ?
La question du pouvoir est quelque chose qui est à la base de nos sociétés, donc c’est normal de s’en occuper dans l’art, dans le cinéma. Dans Stella Maris, j’ai voulu que tous les personnages avec un pouvoir institutionnel (maire, procureur, juge, prêtre…) soient interprétés par des acteurs professionnels, et qu’au contraire tous les autres personnages soient joués par des acteurs non professionnels. C’est aussi par la façon d’énoncer les mots, de bouger, que passe la question du pouvoir.
Certaines représentations, comme le dessin du sexe, sont-elles interdites en Italie ? Quelle place tient la Religion au sein de la société ?
Elles sont interdites en Italie comme en France ou ailleurs. Il n’y a pas un endroit où on peut dessiner des bites librement dans l’espace public, sans permission… En ce que concerne la place de la religion dans la société, la tradition chrétienne est évidemment beaucoup plus présente en Italie qu’en France. La religion a une présence pas seulement dans l’espace spirituel et personnel de l’individu, mais directement dans l’organisation collective de la société, par exemple sur la question de l’adoption pour les couples du même sexe ou de l’avortement. Mais il est parfois difficile de distinguer la religion de tout ce qui est lié à la tradition d’un peuple ou d’une partie de celui-là.
Dans Stella Maris, vous jouez sur la caricature des figures de la communauté rurale traditionnelle : le maire, la population, les filles du village… Comment avez-vous pensé ces personnages et pourquoi les avoir placés dans la caricature ?
C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles le film marche partout sauf en Italie. On a toujours un peu du mal à se voir dans une caricature… J’ai voulu chercher à travers la caricature des personnages archétypaux. Mes films sont faits de personnages-concepts plus que de personnages « psychologisés ». Ça ne m’intéresse pas d’être réaliste. Je construis des mondes parallèles, avec des règles à eux, légèrement en décalage. Ce sont des mondes inconciliables au nôtre, mais qui en même temps nous disent quelque chose de notre monde.
Dans Stella Maris, vous mettez en scène la question de l’artiste engagé. Vous considérez-vous comme l’un d’entre eux ? Quelle relation avez-vous avec ce concept et ses représentants ?
Ça me fait toujours peur, la question de l’artiste engagé, j’ai l’impression qu’on me met dans une case et je déteste. Je crois que beaucoup de films « engagés » sont des films à thèse qui ne cherchent qu’à confirmer les certitudes de leur public. Ce sont des films bienveillants, où les pauvres sont bons et dociles, où le monde se prête à une lecture facile et surtout, ce sont des films qui nous confortent dans nos idées. Moi, j’essaie de créer un trouble dans nos certitudes, de faire des films qui divisent, de pousser l’engagement dans des territoires où il ne peut plus y avoir de consensus, où les contradictions se révèlent.
Stella Maris joue avec l’obscurité et la lumière, laquelle, malgré son charme, s’avère dangereuse. Pourquoi avoir choisi de donner à voir le danger de la lumière ?
Le cinéma, c’est de la lumière sur le noir. C’est dévoiler. Le contraire de la télé, où l’on voit déjà tout, où tout est éclairé. Le cinéma est érotique, la télé, c’est du porno. Dans ma façon de faire du cinéma, j’aime beaucoup jouer avec la lumière. J’aime la nuit, au cinéma et dans la vie. Ça laisse plus de place à l’imagination, au mystère. Mais dans tout mystère, il y a attraction et il y a danger. C’est ainsi depuis Prométhée.
Stella Maris aborde aussi la question de la résistance, de la culpabilité, de la justice expéditive. Aviez-vous en tête un engagement politique avant la réalisation ou est-ce que cela s’est mis en place au fur et à mesure ?
Je n’écris pas de façon programmatique, comme j’imagine beaucoup de monde d’ailleurs. On ne se dit pas : je vais faire un film sur la résistance et la culpabilité. Mais il y a des choses qui nous marquent, des choses sur lesquelles on réfléchit, et des visions. A ce propos, j’avais été beaucoup impressionné par l’histoire d’un résistant no-TAV (le mouvement italien contre la réalisation de la ligne à haut-vitesse Turin-Lyon) qui, pendant une manifestation, à l’arrivée de la charge de la police, un peu comme geste ultime, un peu par désespoir, était monté sur un poteau jusqu’aux câbles à haute-tension et s’était cramé. Il a survécu par miracle, après plusieurs mois de coma.
Stella Maris a été produit en France. Selon vous, dans le court métrage, qu’est-ce que la production française apporte que les autres n’ont pas ?
Ce film n’aurait jamais pu être fait seulement avec des fonds italiens. Il n’y a pas de véritable tradition de court métrage en Italie, il n’y a pas beaucoup d’argent pour ça. Mais c’est en général la condition de presque tous les films « art et essai » aujourd’hui, longs métrages compris. C’est très dur de les monter financièrement sans la France. Car c’est en plus surtout en France qu’il y a un public pour ça. Donc vive l’exception culturelle!
Pour voir Stella Maris, rendez-vous aux séances de la Compétition Nationale F10.