Goûter avec Sierra
Entretien avec Sander Joon, réalisateur de Sierra
Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de faire Sierra, un film d’animation sur les pressions qu’exercent les parents sur leurs enfants ?
En discutant avec mes amis et connaissances, je me suis rendu compte qu’il était plutôt courant que leurs parents leur mettent la pression pour choisir la « bonne carrière ». En particulier pour celles et ceux qui ont fait des études d’art ou de cinéma. Que des parents mettent la pression à leurs enfants pour qu’ils ou elles trouvent de quoi subvenir à leurs besoins par eux-mêmes, ça va, mais le changement de domaine d’activité et le gouffre intergénérationnel peuvent souvent donner d’énormes difficultés à se comprendre. J’espère que le film rend compte de cette frustration ressentie des deux côtés. Le film montre aussi un couple qui a du mal à communiquer, ce qui ne fait qu’empirer les choses.
Le synopsis mentionne le fait que vous vous êtes inspiré de votre propre enfance. L’expérience de création du film a-t-elle été cathartique pour vous ?
Ma première voiture était une Ford Sierra rouge, qui a tourné dans ma famille pendant de nombreuses années avant d’arriver jusqu’à moi. Beaucoup de bons souvenirs sont liés à cette voiture et le fait qu’elle a fini par être volée (!) transforme le film en un éloge bien mérité à cette compagne d’aventure disparue depuis longtemps. Un autre souvenir précis, c’est quand mon père m’a appris à rouler à moto. Il ne m’a expliqué que très rapidement comment faire puis m’a dit d’y aller. Je n’avais aucune idée de ce que pouvait être un embrayage, ou de comment marchaient les vitesses : d’après mon père, il y a des choses qu’un homme sait d’instinct par le simple fait d’être né homme. J’ai survécu au trajet, mais ça m’a agacé. J’avais l’impression que mon père pensait que je n’étais pas assez homme pour m’en sortir. La scène où le père apprend à son fils à conduire est inspirée de ce souvenir. C’est probablement dû au fait que dans les anciens pays communistes, être propriétaire d’une voiture est devenu non seulement un symbole de son statut social, mais aussi un symbole de virilité stéréotypée.
Votre film a bien évidemment une portée plus universelle. Qu’est-ce que vous aimeriez comme réaction de la part du public ?
Oui, le but était d’arriver à représenter un sentiment universel. Dans Sierra, je montre le rallye à travers un prisme ironique et à côté de la plaque , mais je pense que le sujet global peut se transposer dans d’autres domaines. J’espère que cela permettra à chacun·e de réfléchir aux conversations qu’il ou elle a eues avec ses parents au sujet de son avenir. Je pense que cela m’aurait beaucoup aidé de voir ce film, moi-même, en tant qu’étudiant en art, pour me rendre compte que je ne suis pas seul avec mes angoisses. Même si le film parle d’angoisses et de frustration, je voulais que son issue ait quelque chose d’espiègle. L’idée de fond de Sierra, c’est les problèmes de communication. Cela m’a donné une belle occasion de m’amuser et de traduire ce sentiment au sein de mon univers artistique : plein d’ironie et d’humour noir. Au final, j’avais envie de transmettre au public un sentiment de réconfort et de bonheur.
J’ai lu quelque part que Sierra comprenait des fragments d’une vieille marionnette de 16mm, dans la même thématique du rallye, que votre père a animée il y a 40 ans. Pouvez-vous nous parler un peu de cet aspect de votre film ?
Le stop motion en 16mm est une sorte de passerelle entre mon père et moi. Il tournait beaucoup de vidéos amateurs avec sa caméra 16mm par le passé. Pour tester, il a fait ce petit film d’animation sur une course de voitures dans sa cuisine et sa salle de bain. C’est le seul film d’animation qu’il ait fait. Et comme cela parlait d’une course de voiture, c’était parfait pour raconter l’histoire d’un fils qui fait de son mieux pour réussir ou d’un père qui fait de son mieux pour soutenir son fils. Suite à la carrière brillante d’Ott Tänak, pilote du WRC, le rêve de réussir en tant que pilote de rallye est devenu un objectif de vie assez répandu ici en Estonie. Voir ce film d’animation qu’avait fait mon père quand j’étais gamin a probablement été l’autre moment cathartique qui m’a encouragé à faire de l’animation mon métier. Je me rappelle avoir été émerveillé de voir ce film et ça m’a probablement amené à croire que je pouvais arriver à faire de l’animation moi aussi. Je suis très heureux d’avoir pu inclure cela dans Sierra. J’ai orchestré une sorte de danse avec son animation dans le film.
Y a-t-il un court métrage qui vous a particulièrement marqué ?
Please Say Something de David O’Reilly (2008). Le regarder de temps en temps me fait toujours l’effet d’une bouffée d’air frais. Ce film m’a donné confiance en moi pour continuer à faire des films en n’utilisant qu’un ordinateur, et c’est un film qui donne le sentiment qu’il reste beaucoup de choses à découvrir en animation et en narration de manière générale.
Selon vous, qu’est-ce qui fait un bon film ?
Selon moi, un bon film apporte quelque chose de nouveau et d’inattendu dans le domaine, que ce soit au niveau de la forme ou de l’histoire qu’il raconte. Pour ce qui est des court métrages en particulier, j’ai l’impression que les réalisateurs considèrent ce format comme un tremplin vers la production d’un long métrage. À mon avis, ça leur fait rater l’occasion de se lâcher et d’expérimenter leurs idées. Le public des court métrages est plus ouvert aux intrigues floues que le public des long métrages.