Lunch avec A Day’s Work (Une journée de travail)
Entretien avec Max Kerkhoff, réalisateur de A Day’s Work
Pourquoi vouliez-vous faire un film sur la Birmanie ? Est-ce que vous avez un lien particulier avec ce pays ?
Nous avons filmé les images de A Day’s Work quand nous étions en Birmanie en train de tourner pour d’autres projets : des films de commande pour un projet des Nations-Unies, et un travail de recherche pour un long-métrage documentaire sur le développement du tourisme. C’était la deuxième fois que je venais dans ce pays, pour y travailler trois mois sur ces deux projets et y dispenser des cours à l’école de journalisme de Birmanie. Après ce second séjour, j’ai pu effectivement créer un lien particulier avec le pays, les personnes que j’y ai rencontrées – et la situation dans laquelle tout le monde se trouve là-bas, oublié par le reste du monde au bout d’un an. Plutôt que d’espérer y retourner, j’espère évidemment que la nouvelle dictature militaire prenne fin, et avec elle la campagne qu’elle mène contre son propre peuple. Quand on travaillait dans des villages plutôt isolés dans l’état de Karenni (Kayah), notre cocréateur Pascal Khoo Twe nous racontait ce qui avait eu lieu dans tel ou tel secteur dans les dernières décennies. Quels villages avaient été incendiés plusieurs fois, à quel endroit les villageois avaient dû nettoyer des champs de mines ou servir de boucliers humains dans la lutte de l’armée contre le groupe ethnique armé des rebelles, lesquels étaient souvent des parents des villageois mêmes – et il mêlait ses récits de mentions de son propre parcours, lui leader étudiant devenu rebelle. En général, les gens pour la plupart étaient contents qu’il y ait du changement, ça nous a fait beaucoup réfléchir sur la manière de surmonter ce passé violent. Dans nos voyages, beaucoup des routes que nous avons traversées avaient des tronçons en cours de construction, ce qui, visuellement parlant, nous a paru dystopique compte tenu des conditions de travail, et nous avons ressenti comme une violence qui serait infligée autant à la nature qu’aux humains. Cependant, les gens étaient contents d’avoir un emploi, et fiers que la vieille route soit enfin améliorée. Elle relie Loikaw et Taungoo, et de là continue jusqu’à la capitale commerciale Rangoun. A ce moment-là, la nouvelle route représentait un symbole fort de la transformation qu’avait pu traverser le pays et ses habitants. Aujourd’hui, environ un an après le coup d’état du 1er février 2021, elle est peut-être devenu un simple symbole de ce qui aurait pu advenir, et du retour à la guerre civile engendré par le putsch militaire.
Comment avez-vous tourné le film ?
Pendant trois jours, nous avons tourné tôt le matin et en fin d’après-midi, avant le début et après la fin de chaque journée de travail, et entre ces deux moments nous repartions travailler sur nos projets de commande. Comme on sortait de tournage sur les autres projets, nous étions déjà « prêts » à tourner, le procédé fut terriblement intuitif. Dans notre tête, comme sur le terrain avec notre matériel en place, nous étions fin prêts à tourner. Pendant nos allers et retours nous échangions nos idées sur quoi filmer, comment s’y prendre, et on n’avait plus qu’à le faire. Ce fut une très belle expérience.
La question des travailleurs manuels vous intéresse particulièrement, avez-vous des idées de films à venir sur ce thème ?
Je m’intéresse à la notion de travail, pas forcément au travail manuel. Mon projet de long sur le tourisme se concentre sur la réalité du secteur qui est (ou a été) le plus grand employeur local. Le travail, et ce qui en découle vis-à-vis de son environnement et de ses conditions. Le fait est que j’ai deux courts-métrages en chantier qui abordent également la notion de travail. L’un décrit un vieux centre commercial au Chili où il n’y a que des barbiers et des coiffeurs, et l’autre un parc à thèmes absurde, mais lourd de sens, près de Berlin.
D’où vous est venue l’idée de l’écran divisé en deux parties, et pourquoi avez-vous décidé de ne pas traduire les dialogues ?
Ces deux décisions formelles reflètent notre expérience de tournage sur la route. Voir d’au-dessus et filmer caméra à l’épaule étaient deux façons nettement différentes de tourner, et le fait d’avoir deux écrans (en split screen) fait écho à l’impossibilité de se concentrer sur les deux en même temps, ou de prendre la pleine mesure de ce qui se trouve dans chaque image. Beaucoup de choses se passaient en même temps, parfois les gens discutaient et nous devions suivre intuitivement la situation. Bien sûr, avec Pascal nous avions un moyen de communiquer avec les ouvriers, mais une fois la caméra en marche nous ne communiquions plus qu’avec les mains et les pieds, un peu d’anglais et un peu de birman. Au montage il nous est apparu que ce serait plus fort de laisser le spectateur de côté, simple témoin, comme nous l’étions.
Il y a aussi un lien avec mon bagage en anthropologie : on part du principe que certaines choses sont intraduisibles, et qu’en traduisant des conversations probablement banales, on établit une hiérarchie où les quelques mots parlés prennent le dessus sur ce que perçoivent les autres sens, et c’est quelque chose qu’on voulait éviter.
Y a-t-il un court métrage qui vous a particulièrement marqué ?
Il y a deux courts qui m’ont beaucoup influencé, en rapport au mien : l’installation vidéo The Enclave de Richard Mosse, qui va plus loin que notre film dans la combinaison d’images d’une beauté subjuguante et d’un contenu sérieux, c’est une œuvre immersive à beaucoup de niveaux. L’autre est Il Capo, de Yuri Ancarani, qui dresse le tableau d’une forme particulière de travail. Outre sa puissance audio-visuelle globale, je trouve très impressionnantes les capacités du film de nous donner la sensation de proximité physique et d’attiser la curiosité à travers le cadrage.
Selon vous, qu’est-ce qui fait un bon film ?
Ça peut être tant de choses, je me sens souvent attiré par des contenus politiques ou graves, et j’ai de l’admiration pour la précision dont font preuve certains cinéastes quand ils nous amènent à un point de vue, ou une question, ou une révélation, ou quand ils nous aident à suivre leur pensée sans avoir à le faire explicitement, et plus encore quand ils arrivent à le faire de manière ludique. C’est peut-être l’opposé de ma propre manière de travailler qui sera souvent plus généraliste, plus dans le compte rendu, moins pointue. Au final, je pense qu’on sait si un film est bon ou pas après l’avoir vu. Peu importe le genre ou le style. S’il vous reste en tête, ou s’il y fait son chemin des jours après. Les images, les personnages ou les idées qui restent démontrent que cela a du sens.