Apprivoiser le dragon : portraits de fantômes chinois
« 10 moments » de Wenhua Shi (Chine, Etats-Unis – 2011)
Terre noire, vaste ciel. Une atmosphère surnaturelle éveille une ambiance de « documents interdits ». Un homme marche, une caméra avance. Le pas paraît lourd, le souffle court. Entravés par des aspérités au sol, le bruissement d’un vent sans oxygène. Sous un soleil aux airs glacés, des ossements blancs, bouts de crânes et autres vestiges d’Homme. Presque par hasard. Des dépouilles abandonnées là, quelque part entre la poussière et l’horizon, avec la nature absolue pour dernière sépulture. Déni de l’humain jusque dans la mort même, choc de la barbarie à propos duquel Georges Hyvernaud écrivait dans La peau et les os : « Devant un cadavre inconnu, on rêve, on se répète de vieux mots. Mais quand c’est des morts par pleines charretées, par pleines fosses, et toute la journée, et pendant des jours et des jours, alors, il n’y a plus pour cela de mots ni d’idées. On ne peut plus que regarder. » Pas de mots donc. Mais un regard.
« Dalinuoer » de Nan Ma (Chine – 2010)
Plus que de témoigner, il s’agit peut-être juste ici d’être présent, de voir ce qui est devant. En 2005, en repérages pour son long métrage Le Fossé, Wang Bing parcourt clandestinement le désert de Gobi, exactement là où périrent des milliers d’accusés de « crimes droitiers » dans un « camp de rééducation par le travail » instauré par le régime communiste à la fin des années 50. Pour donner corps à ces victimes oubliées – et souvent tues aujourd’hui encore – de la répression, le cinéaste, coutumier des réalisations DV, convoque lui-même un fantôme de cinéma, la bobine 35 mm. Presque par hasard aussi. Un ami artiste ayant laissé chez lui environ une heure de pellicule vierge. En 2014, numérisées et montées, ces archives deviennent les 25 minutes de Traces, nouvel opus de la dignité restituée qu’il consacre depuis 2003 aux gens et paysages voués à disparaître. Son entêtement noble et discret, au service de l’autre et dénué de tout voyeurisme, le range maintenant parmi les plus grands réalisateurs vivants et lui a valu récemment les honneurs d’une rétrospective au Centre Pompidou.
« See Tiger Together » de Zhou Xiaorao (Chine – 2013)
Courtes focales, plans larges, près des silhouettes et des visages. Enfants de la vérité documentaire de Wang Bing ou de l’ampleur contemplative de Jia Zhang-ke (Still Life, A Touch of Sin), les courts métragistes chinois de ces dernières années font également œuvre d’archéologie du vivant, toujours à la frontière entre reportage et fiction. Underground parfois, cachés des autorités souvent, ils déblaient l’avenir et esquissent en direct le portrait d’une Chine ultra-contemporaine. Convertie dorénavant au libéralisme sauvage, à l’exigence de réussite avec son lot de déshérités, la Chine, pays à l’échelle d’un continent, réunit toutes les variations sociologiques, politiques, économiques, géographiques, ethniques ou religieuses imaginables. Sur un unique écran, se retrouve condensée cette gamme infinie d’espaces et de temps. Identité multiple saisie en bloc telle une découpe géologique. L’immensité minérale d’une crête de montagne répond à celle aride des mégalopoles, le passé et le présent se confondent en une accélération qui emporte avec elle des générations en errance. Ainsi, principes et traditions s’oublient en silence dans, par exemple, The True Story of Ah Poon de Ho Tat Tsim ; une fratrie se déchire – avant de s’enlacer – autour des élans démocratiques à Hong Kong dans 6th March de Chun Wong ; On the Way to the Sea de Tao Gu (prix spécial du jury Labo 2011) entonne avec pudeur un chant lointain en hommage aux disparus du séisme ayant frappé le district de Wenchuan le 12 mai 2008 ; en scintillements, calligraphies et surimpressions, les animations à l’encre de Sun Xun dessinent la cosmologie d’un empire en mutation. Toutes les strates accumulées en cet instant figé sous les yeux de ceux qui en sont tout à la fois les héritiers et les acteurs exhalent au final un sentiment d’humilité, de résignation frondeuse, de recentrement sur l’humain au cœur de chaque image. Trouver l’essence même de la vie dans un paysage, un objet, un visage.
Xavier Fayet
« The Gift » de Ruijun Li (Chine -2013)