Dernier verre avec Bahçeler Put Kesildi (Jardins pétrifiés)
Entretien avec Ali Cabbar, réalisateur de Bahçeler Put Kesildi (Jardins pétrifiés)
Comment vous est venue l’idée de ce film ?
Je vis à Istanbul depuis de nombreuses années et je travaille pour la télévision et le cinéma. Ma famille habite à Manisa et s’occupe de nos vignobles, que nous cultivons avec grand soin depuis des générations. Mon père est décédé fin 2019, après un an de combat contre le cancer. Pendant cette période, je me suis rendu à Manisa et j’ai pu constater que les habitants de la région parlaient sans cesse des mêmes problèmes quand ils nous faisaient part de leurs condoléances. Des entreprises du secteur de l’énergie souhaitaient forer des puits géothermiques au milieu des exploitations agricoles et cela inquiétait les agriculteurs. La ville de Sarıgöl connaît des tremblements de terre et est entourée de failles. D’autres districts de Manisa sont dans la même situation, comme Alaşehir, Salihli et Buharkent. Il y a plusieurs années, de telles entreprises ont foré des puits géothermiques et depuis, toute l’agriculture a commencé à changer. Au lieu d’évacuer l’eau chaude, qu’elles ont extraite seulement parce que c’était 5 % plus rentable, elles la stockent dans des bassins ouverts avant de la reverser dans les cours d’eau. Les poissons qui y vivent meurent, les terres s’assèchent, les cultures s’appauvrissent et les niveaux de précipitations évoluent radicalement. L’agriculture touche presque à sa fin. Pour ne pas vivre la même situation, les producteurs de raisin locaux et leurs familles ont commencé à riposter avec vigueur pour défendre leurs terres. Quand j’ai été témoin de cette lutte, l’idée du film a germé dans mon esprit.
Comment avez-vous assemblé l’histoire du film ?
J’ai pour habitude de me poser de nombreuses questions sur la version finale de mes films et de les monter en fonction des réponses. Les paysans, qui incarnent le maillon le moins solide de la chaîne sociale, sont confrontés à beaucoup de problématiques économiques à cause de la pauvreté, de la hausse des coûts de production, des pressions du marché, des dettes bancaires et de la perte de valeur des terres agricoles. Dans un tel environnement, que feriez-vous si une entreprise du secteur de l’énergie vous faisait une offre d’achat pour un terrain de vingt unités, alors que celui-ci ne coûtait n’en coûtait que trois il y a peu ? Malheureusement, je ne pense pas qu’il y ait de réponse idéaliste à cette question. C’est pourquoi, dans mes films, au lieu de chercher un criminel, j’essaie de créer des situations avec un solide contexte social, qui permet à chacun de nous de réfléchir aux causes et aux effets. J’attache beaucoup d’importance au fait de définir plusieurs niveaux, afin que les personnages, mais aussi les spectateurs, puissent se juger.
Votre film aborde principalement deux sujets : honorer la mémoire des ancêtres et la trahison. Pourquoi avoir choisi de les aborder ?
Parce que je ressens moi aussi ces deux émotions et vis cette contradiction au quotidien. Même si nous ne le crions pas haut et fort, au fond de nous, nous voyons que le monde va à sa perte. Nous avons bien conscience qu’il nous faut agir, mais nous ne passons jamais réellement à l’action, probablement parce que nous ne sommes pas des témoins directs de cette destruction. À l’inverse, les producteurs traditionnels et locaux subissent au quotidien les conséquences dramatiques de la crise climatique et de la destruction écologique au niveau mondial. Mais, ils vivent assez loin de la ville, des médias et des plateformes qui pourraient leur permettre de faire entendre leur voix. Dans mes films, j’aime me concentrer sur les espaces que l’on préfère ignorer ou que l’on ne veut pas voir parce que je pense que les œuvres avec une réelle valeur artistique sont issues de ces lieux-là. C’est pour cette raison que je préfère échanger avec une minorité en ébullition, plutôt que tourner ma caméra vers une foule joyeuse. Il s’agit peut-être pour moi d’une manière d’exprimer les problèmes que j’ai surmontés et qu’en tant que société il faut trouver un moyen de résoudre.
Que cherchiez-vous à révéler dans la relation entre Yusuf et Gülseren ? Qu’est-ce qu’elle représente dans le film ?
Yusuf est issu de la classe moyenne, travaille en ville et ses parents ont divorcé il y a plusieurs années. À l’inverse, Gülseren est une jeune femme qui vient d’un petit village, a obtenu son diplôme universitaire avant de devenir enseignante, mais a dû quitter la ville, car elle n’a pas été titularisée. Selon moi, le personnage de Gülseren est comme un pont en travaux, construit dans le but de relier un village à la ville, cet environnement dans lequel Yusuf s’ennuie et suffoque. Alors que la relation entre les deux personnages évolue et que l’amour naît, j’ai compris que je pouvais explorer davantage leurs sentiments, les questions qu’aborde le film, mes propres questions ainsi que les recherches du public. C’est un élément qui m’interpelle, car je pense qu’en tant que société on n’arrive pas à aimer ou à faire confiance à une autre personne. Résultat : la plupart des adultes fuient leurs émotions, se réfugient dans la rationalité et glorifient la logique. Or, pour moi, une vie emplie de passions, de dévouement et de sens ne peut qu’être vécue avec des émotions. La raison devrait nous protéger de la douleur. Mes personnages doivent s’affranchir des entraves de la raison et agir. Dans le court métrage, les sentiments de Yusuf font échouer son plan. Dans ce cas précis, je pouvais comprendre le monde que le père de Yusuf essayait de construire, les questions que Gülseren posait à Yusuf, la solitude et le désespoir de Mustafa, et je pouvais aider les spectateurs à tirer leurs propres conclusions.
Y a-t-il un court métrage qui vous a particulièrement marqué ?
Il y en a trop, vraiment trop. Si vous aimez raconter des histoires, vous avez certainement vu beaucoup de bons films, et vous n’attendez qu’une chose : en regarder un autre. Je ne parle pas ici des films qui suivent une narration dominante, pour une audience et une esthétique donnée afin de faire vendre des tickets. Je parle du cinéma pur, celui qui vous invite à faire des découvertes en matière d’esthétique, d’émotions et de vie. Ces films occupent en permanence notre conscience. Et cela se manifeste inconsciemment dans chaque scénario que vous écrivez et dans chaque scène que vous tournez.
Selon vous, qu’est-ce qui fait un bon film ?
Pour moi, un bon film est un film qui a réussi à se soustraire au frein de l’offre et de la demande, qui n’est pas limité par une interprétation dominante ou une interprétation unique, qui ne peut pas être réduit à quelques interprétations, mais s’ouvre à un nombre infini d’interprétations. Je pense que les films qui explorent la complexité, les contrastes, la nature contradictoire des êtres humains, leur besoin de blesser, mais aussi d’aimer, la douleur, l’esthétique, les émotions, ou encore les nouveautés de la vie sont d’excellents films.
Pour voir Bahçeler put kesildi (Jardins pétrifiés), rendez-vous aux séances de la compétition internationale I8.