Dîner avec Écoutez le battement de nos images
Entretien avec Audrey Jean-Baptiste et Maxime Jean-Baptiste, coréalisateurs de Écoutez le battement de nos images
Écoutez le battement de nos images est-il d’abord un témoignage destiné à être transmis ? Comment avez-vous construit la voix off ?
Ce film est avant tout lié au désir de redonner vie à ce qui a disparu, lors de l’installation du Centre Spatial Guyanais à Kourou dans les années soixante. Pour écrire cette voix-off, nous avons puisé dans notre réseau proche. Celui de notre père, guyanais. Nous avons ainsi pu échanger dans un climat de confiance, propice à l’émergence des souvenirs. Nous avons aussi bien rencontré des personnes dont les familles ont été expropriées pour les besoins du site, que des personnes ayant vécu cette histoire avec plus de distance. Le spectre était large. Néanmoins, le sentiment d’avoir été un hors-champ de la conquête spatiale française, qui se déroulait sur leur terre, était partagé par beaucoup d’entre eux. De ces voix multiples, nous avons construit à deux un texte, comme assemblage des différents points de vue, en le mêlant à notre ressenti. Puis nous avons contacté la comédienne guyanaise Rose Martine, qui a prêté sa voix pour l’interprétation du texte. Il était important pour nous de travailler avec une actrice qui pouvait depuis son être intérieur, comprendre et ressentir ce texte dans toutes ces ramifications.
Avez-vous tenté de retrouver les anciens habitants des villages vidés pour permettre la construction du Centre Spatial Guyanais ? Ont-ils été compensés financièrement ? Sont-ils toujours en contact les uns avec les autres, par exemple regroupés en association ?
Nous avons rencontré des personnes ayant vécu les expropriations lorsqu’elles étaient enfants. Nous avons été saisis par leurs récits. La description de leurs parents, dévastés de devoir quitter en quelques mois l’endroit qui les avaient vu naître. Cette histoire était racontée comme si elle s’était produite la veille. La sensation de perte brutale, le sentiment d’injustice et l’amertume étaient encore vivaces. Le dédommagement a été très loin d’être à la hauteur de leur perte. Une des familles rencontrées nous a montré un papier officiel, disant que l’ensemble de leur exploitation, terrain compris avait été acquis pour une valeur de 5103 anciens francs. Les familles expropriées étaient pour la plupart des agriculteurs et des éleveurs. De petites cases, avec des terres situées à plus d’une vingtaine de km de chez eux, leur ont été octroyées comme dédommagement. A l’époque, la plupart d’entre eux n’étaient pas véhiculés. Il était donc assez complexe d’aller cultiver et ramener leur récolte. Ces terres étaient vierges, il a fallu tout replanter. Tout recommencer à zéro. Ce poumon économique de la Guyane, qui autrefois fournissait fruits, légumes et viande à une bonne partie du territoire, n’existe plus. Les anciens ayant vécu les expropriations ne sont presque plus là. Il reste leurs enfants qui ont vécu cela très jeune. Il ne nous semble pas qu’ils soient aujourd’hui regroupés en association.
Qu’est-ce qui vous intéressait dans le rapport au silence et au manque d’image ?
Lorsque nous avons commencé à nous saisir des images d’archives de la construction du centre spatial de Kourou, nous avons été particulièrement marqués par la quasi-absence des Guyanais. Par la faible présence de personnes racisées à l’image. C’est ce manque qui a posé les jalons de ce film. Nous savions de quoi ce silence était le nom. Le nom de plusieurs centaines de personnes expropriées pour les besoins du site, dans des conditions problématiques. Nous avons été très vite mû par le désir de rétablir un équilibre. Il fallait remettre au cœur de cette histoire la voix d’une population invisibilisée. Ceux dont les destins avaient été brisés pour les besoins de la conquête spatiale française.
Comment avez-vous élaboré le « battement » des images, en particulier le côté hypnotique des images liées aux fusées ?
En explorant les images mises à disposition par le CNES, nous sommes tombés sur l’amorce d’une pellicule 35mm. Un noir spectral sur lequel on pouvait voir s’agiter des poussières blanches. Nous avons ensuite fait en sorte que ces poussières réagissent à la voix de notre personnage, sans la couvrir. Ces poussières restantes, dès lors qu’elles sont mises en mouvement, deviennent des restes d’images, des restes de sensations, qui « battent » au rythme de la voix-off de notre personnage. Le « battement » des espaces noirs s’est ainsi élaboré dans un processus de montage long et minutieux. Concernant les archives liées directement à la fusée, nous disposions de nombreuses images de décollages. Presque chaque archive vidéo, qu’elle soit institutionnelle ou amateur, se terminait par un décollage de fusée, comme point d’orgue à cette conquête spatiale. Nous nous sommes focalisés sur plusieurs décollages, certains filmés de très proches, d’autres plus distancés. Leur aspect hypnotique nous a effectivement marqué, mais il était important de revenir sans cesse aux poussières qui finissent par s’éteindre. Ces poussières mouvantes et battantes, comme les restes des communautés de Malmanoury qui furent expropriées si brutalement.
Quel est l’avenir du format court métrage d’après-vous ?
C’est assez compliqué en ce moment d’envisager l’avenir de manière générale. Nous nous sentons parfois saisi comme un lapin pris dans les phares d’une voiture. Le présent est trop intense pour imaginer le futur. Mais ce qui ressort de l’impossibilité, de la contrainte et de l’empêchement est que nous avons absolument besoin de « faire ». Nous avons fait Écoutez le battement de nos images en deux mois, avec un petit budget, octroyé par l’observatoire de l’espace du CNES dans le cadre d’un appel à projet. Nous avons fait ce film dans un souffle quasi continu de l’idée au résultat final. Dans un geste. Ce fut certes très intense, mais tellement grisant de fabriquer dans cette énergie fulgurante. Nous continuerons bien évidemment à tenter de financer nos courts métrages d’une manière classique, malgré la temporalité que cela implique. C’est-à-dire plusieurs années. Néanmoins, il nous semble essentiel en parallèle, de réitérer cette expérience de fabriquer en peu de temps. En trouvant le moyen de faire des films hors circuits, ou des films dans le circuit mais avec des enveloppes plus petites, des productions plus légères. Nous permettant ainsi de rester dans cette dynamique du « faire », qui nous semble d’autant plus essentiel, que le futur du cinéma semble flou. Et ce, particulièrement pour les auteurs émergents, encore à la lisière, qui vont pâtir de l’isolement et de la précarité, en se demandant si un jour ils réussiront à faire leur film. La seule manière peut-être de pallier au sentiment d’impuissance qui découle de la pandémie, est de ne pas attendre que le ciel nous tombe sur la tête. Et pour cela, le court métrage se prête particulièrement à l’idée de faire un film comme un geste, dans un souffle. Alors empruntons la caméra d’un ami, prenons nos téléphones, montons des images glanées sur internet. Peu importe. Mais faisons.
Demain on reconfine, quels plaisirs culturels conseillez-vous pour échapper à l’ennui ?
Tenk, Mübi, LSD la série documentaire et les Grandes traversées de France Culture, tous les livres de Chimamanda Ngozie Adichie et de John Edgar Wideman.
Pour voir Écoutez le battement de nos images, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F12.