Goûter avec Escasso (Pénurie)
Entretien avec Clara Anastácia et Gabriela Gaia Meirelles, coréalisatrices de Escasso
Comment est née l’idée de réaliser un faux documentaire ? C’est un format original !
Clara : Je voulais représenter le goût pour la mise en scène de l’époque actuelle. Pas seulement sur scène, mais au sein du discours, qui semble toujours spontané. Je me suis inspirée de vidéos YouTube et de l’œuvre du documentariste Eduardo Coutinho, et j’ai compris que pour réaliser un film qui donnerait à voir la simplicité et la grandeur des femmes brésiliennes marginalisées de l’Etat de Rio de Janeiro, il me fallait chercher une proximité incongrue entre le documentaire et la fiction. Il était important de poser des questions, de s’opposer, de douter, de remettre en cause et de trouver une façon intime et simple de représenter le Brésil profond. Le Brésil subversif, non seulement à travers son image tapageuse, mais aussi dans ses contraintes langagières et scéniques. C’est peut-être, pour moi, la meilleure façon de dire que lorsqu’on parle de cinéma et d’Amérique latine, l’improbable et l’absurde ont toute leur place.
Gabriella : En tant que réalisatrice, l’”entre-deux” m’a toujours intéressée. On retrouve aussi ce caractère hybride, entre la fiction et le documentaire, dans mes films précédents. Par exemple, Afeto (2019; 15′), était un documentaire expérimental qui utilisait les codes de la science-fiction et de l’horreur pour interroger l’effacement symbolique des femmes dans les villes brésiliennes. Pour ça, j’ai mélangé des images d’archives, des interviews, du cinéma direct et des recherches universitaires, pour transmettre des données concrètes par le biais d’une fiction.
Qui est Rose ? Est-elle inspirée d’une personne réelle ?
Clara : J’ai créé le personnage de Rose en m’inspirant des femmes de ma famille. Elle représente également, d’un point de vue décolonisé, l’esprit des femmes qui peuplent les faubourgs de Rio.
Où avez-vous tourné le film ? A qui appartient la maison ?
Clara : C’est la mienne. Je l’ai choisie à cause de la métalangue entre l’autrice et le personnage. Ce qui m’intéresse, c’est que Rose soit entrée dans ma maison et que ce faisant, peut-être, elle invente mon existence. La deuxième raison, c’est que je voulais documenter la maison en images. La scène se déroule dans un endroit où l’on vit vraiment, auquel nous n’avons rien changé avant de tourner le film.
Comment s’est déroulée cette coréalisation ?
Les deux : Nous sommes un duo interracial de femmes artistes, et ce qui nous intéresse, c’est d’évoquer les films laids réalisés dans un pays qui exporte la beauté. Nous partageons de grandes affinités créatives, mais nous vivons des expériences extrêmement différentes. Finalement, Escasso est aussi né de ça : de ces rencontres, de ces décalages entre nos corps et nos expériences.
Quel ont été vos parcours respectifs, en tant que réalisatrices ? Quels sont vos futurs projets ?
Les deux : En ce moment, nous nous concentrons sur nos projets respectifs, mais nous projetons également de travailler à nouveau ensemble dans les années à venir.
Clara: Escasso est mon premier film. Il est le résultat d’années d’études en esthétique et en linguistique. Il est la matérialisation du concept que j’ai élaboré et qui s’appelle le mélodrame décolonial. J’ai étudié l’esthétique et la théorie de l’art dramatique à l’Unirio. Je suis une femme noire élevée dans les faubourgs de Rio de Janeiro : j’ai grandi dans le bidonville de « Pedreira », au cœur de nombreuses cultures, d’expressions de religions africaines et de violence. Le mélodrame me permet d’explorer cette culture populaire. En 2021, Netflix m’a sélectionnée pour faire partie de son programme « CoCreative Lab », un atelier pour les scénaristes noir.es brésiliens. Donc mon prochain projet sera lié à cette œuvre, le mélodrame décolonial. Mon prochain film traite de mémoire et de colonie. Il s’appelle Retract, il s’agit d’identité, de colonies et de célébration.
Gabriella : J’ai deux projets en cours, un court et un long métrage. Les deux évoquent les femmes d’Amérique latine et utilisent les codes du réalisme fantastique pour raconter l’histoire des femmes et de leur relation mythologico-ancestrale avec la mer, un sujet que j’étudie depuis des années. Miradas (que ya no se encuentran) est un court métrage de fiction qui questionne la construction des « identités frontalières » dans un contexte de mondialisation et de choc des cultures dans une mégalopole telle que São Paulo. J’aimerais aussi me consacrer à un autre projet, Ejá, mon premier long métrage : j’étudie les mythes fondateurs indigènes et afro-brésiliens pour établir un dialogue direct avec Barravento, le premier long métrage du réalisateur brésilien Glauber Rocha. Escasso est mon cinquième film en tant que réalisatrice, mais le deuxième que je co-dirige – une façon de procéder en laquelle je crois réellement. Il est évident que j’ai été influencée par l’endroit où j’ai grandi et par les femmes qui m’ont élevée. Je suis née à Rio de Janeiro, au Brésil, plus précisément à Tijuca, un quartier entouré d’écoles de samba, de bars, de favelas et d’appartements pour les familles de militaires de la classe moyenne. Mon œuvre s’intéresse aux histoires de personnages de femmes fortes dans une perspective décoloniale. Je développe des projets audiovisuels pour des productions brésiliennes telles que Conspiração Filmes et aujourd’hui Delicatessen Filmes. J’écris une série documentaire HBOMax tout en réalisant des projets commerciaux.
Quel est votre court métrage préféré ?
Clara : República de Grace Passô, Zombies de Baloji, Alma no Olho de Zozimo Bulbul, Dias de Greve d’Ardley Queiroz et Rap, o canto da Ceilândia d’Ardley Queiroz.
Gabriella : Je suis sûre que j’oublie des films que j’adore et qui ont été décisifs pour moi, mais tant pis… Blue d’Apichatpong Weerasethakul, República de Grace Passô, Fantasmas de Gabriel Martins, Big in Vietnam de Mati Diop, Dreaming Gave Us Wings de Sophia Nahli Allison.
Que représente pour vous le festival de Clermont-Ferrand ?
Les deux : Nous croyons au pouvoir du format court. En tant que réalisatrices brésiliennes indépendantes, être à Clermont-Ferrand, l’un des festivals de courts métrages les plus anciens et les plus importants d’Europe, cela signifie beaucoup ! Nous avons toutes les deux autofinancé Escasso avec nos maigres ressources. Nous avons réalisé le film lors de la pandémie, avec l’aide de collaborateurs.ices qui, comme nous, croyaient en l’idée et au pouvoir du film. De voir où l’histoire de mademoiselle Rose nous a emmenées, c’est beaucoup de rêves qui se réalisent. C’est aussi l’aboutissement d’un dur travail ! Être à Clermont Ferrand c’est aussi la possibilité d’échanger avec des cinéastes et des cinéphiles du monde entier, et nous l’espérons, donner vie à nos futurs projets, en tant que duo et individuellement.
Pour voir Escasso (Pénurie), rendez-vous aux séances de la compétition internationale I14.