Goûter avec Il faut tout un village…
Entretien avec Ophelia Harutyunyan, réalisatrice de Il faut tout un village…
Pourquoi cette absence d’hommes ? Dans quel contexte socio-économique faut-il situer l’histoire ?
Il y a beaucoup de villages en Arménie où l’on ne trouve aucun homme adulte : seulement des femmes, des enfants et des personnes âgées. Le départ des hommes en Russie pour y trouver du travail dans le bâtiment ou les usines a amené les femmes à veiller sur leur ménage, leurs enfants et les anciens. Cela fait d’elles les maîtresses de maison de fait ; pourtant, aux yeux de la loi, dans cette société patriarcale qu’est l’Arménie, les hommes demeurent les chefs de famille, même absents. Ça crée des dynamiques familiales très intéressantes. Bien sûr, avec la guerre Russie-Ukraine beaucoup d’hommes ont rejoint leurs foyers, et, même si l’on ne peut que se réjouir de ces retrouvailles, les familles sont privées de leur principale source de revenus et vivent des conditions économiques très difficiles.
Vous semblez bien connaître la vie dans ce type de village, c’est quelque chose que vous avez expérimenté vous-même ?
J’ai passé quelque temps dans ces « villages sans hommes » il y a des années. J’y ai rencontré des femmes fortes, débrouillardes et hospitalières qui m’ont accueillie et permis de rester chez elles pour observer leur vie. J’ai pu voir de mes yeux les réveils avant l’aube pour traire les vaches puis les emmener paître dans les champs. Le personnage d’Anoush m’a été inspiré par une femme enceinte dont le mari était en Russie. Elle continuait à travailler dans les champs avec un ventre énorme, pour aider sa belle-mère, car elles n’avaient pas d’autre choix. Les autres personnages m’ont tous été également inspirés par des femmes rencontrées dans ces villages.
Comment s’est déroulé le casting ?
Nous y avons attaché beaucoup d’importance, il fallait que le public croie en ces personnages. J’avais bien sûr une préférence pour des acteurs non-professionnels, pour porter à l’écran un côté cru et écorché, mais le cinéma arménien en est à ses débuts : en Arménie le public n’est pas très habitué et un peu revêche au jeu d’acteur cinématographique. On a encore beaucoup de chemin à faire dans ce domaine. Il y a eu deux mois intensifs d’auditions. J’ai dû voir passer presque toutes les actrices d’Arménie dans cette classe d’âge. Nous avons trouvé l’actrice qui joue Sirun, la fille de Mariam, dans le village où nous tournions. Son père travaillait aussi en Russie, ce qui lui a permis d’établir un lien personnel entre le script et ce qu’elle a vécu. En fait, elle habitait sur un de nos lieux de tournage. Mamie Srbik, la doyenne du film, est la grand-mère de cette jeune actrice. Deux femmes qu’on voit à la table du repas d’anniversaire étaient aussi du village. En fin de compte, nous avons bien eu des acteurs non-professionnels !
Qu’en est-il de la musique, a-t-elle été composée pour le film ?
Oui, c’est le talentueux Simon Fransquet qui l’a composée. On a reçu une subvention de la SABAM (société belge des auteurs-compositeurs) et du festival du court-métrage de Bruxelles pour travailler avec Simon sur la musique du film. Bien que le film soit tourné en Arménie, je n’imaginais pas forcément une musique traditionnelle arménienne pour le court. Je voulais utiliser des instruments et des éléments musicaux arméniens, mais dans un style plus simple, plus à même d’illustrer la solitude de Mariam. Simon a complètement accroché à cette idée et a fait un travail magnifique. Je voulais aussi créer un nouvel arrangement pour la chanson folklorique arménienne « Sareri Hovin Mernem » que les femmes chantent au repas d’anniversaire et qu’on entend durant le générique de fin. Simon a magnifiquement réarrangé cette chanson et nous avons embauché la talentueuse chanteuse arménienne Masha Mnjoyan pour la chanter. Je sais que les gens n’aiment pas trop les longs génériques pour des courts-métrages, mais je trouvais que cette chanson collait si bien à la trajectoire émotionnelle de Mariam que j’ai eu envie d’inviter les spectateurs à se poser un petit moment pour ressentir cela.
Quelle est votre formation en tant que cinéaste ?
Je suis allée dans une école de cinéma pour la réalisation de fictions. Mon film de fin d’études, Red Apples, que j’ai écrit et produit, a justement été diffusé à Clermont-Ferrand. Après mon diplôme j’ai commencé à travailler sur des documentaires. J’en ai produit quelques-uns et j’ai co-réalisé un long-métrage documentaire. Il faut tout un village est une tentative de revenir à l’écriture de films de fiction. Dans l’idéal, je voudrais continuer à faire aussi bien de la fiction que des documentaires, car j’adore ces deux formats de narration.
Quel est votre court métrage de référence ?
Je regarde des courts aussi souvent que je peux, d’un jour à l’autre mon préféré ne sera pas le même. Récemment, j’ai vu Hidden, de Jafar Panahi, qui m’a vraiment émue. C’est ce qui me vient en tête pour l’instant.
Que représente pour vous le Festival de Clermont-Ferrand ?
C’est un festival d’une importance capitale. C’est tellement merveilleux de voir un festival dédié seulement aux courts, que les courts y soient au centre de l’attention du public et des professionnels qui viennent le voir de leur plein gré (et pas seulement pour patienter en attendant la projection d’un long). C’est un honneur d’être sélectionnée et je suis impatiente d’y assister pour la première fois.
Pour voir Il faut tout un village…, rendez-vous aux séances de la compétition internationale I4.