Breakfast avec La Ventrière
Entretien avec Anne-Sophie Bailly, réalisatrice de La Ventrière
Pourquoi avoir fait le choix du Moyen-âge pour raconter cette histoire ? Pourquoi le Jura ?
Le Moyen-âge est une période historique très étendue, et parfois très caricaturée. Le Moyen-âge que je dépeins dans le film est très tardif, c’est même le début de la Renaissance, autour de 1600, et c’est un moment qui me semble résonner très fort avec notre aujourd’hui. C’est un moment clé, où beaucoup de choses changent, et si certains principes humanistes se diffusent dans les sphères intellectuelles, c’est aussi le moment où la société devient plus verticale, où toutes les corporations sont écrasées par la création d’institutions plus grandes, et où un certain nombre de pratiques empiriques est balayé violemment. Les recherches nous apprennent aujourd’hui que ce qu’on appelle le Haut Moyen-âge est par aspects le contraire d’une période obscurantiste : les femmes y avaient un rôle social important et reconnu, l’hygiène était meilleure qu’à la Renaissance. Le Jura fait partie d’un territoire où de nombreuses perturbations religieuses ont favorisé les débuts de ce qu’on appellera ensuite la chasse aux sorcières. Il se trouve que j’ai grandi en Franche-Comté, et donc les prémisses de la chasse ont eu lieu précisément dans les paysages de mon enfance. Ces forêts où les herboristes faisaient des récoltes, ces chapelles romanes, je les connais intimement, leur image est déjà imprimée en moi, et je peux y faire évoluer bien des fantômes. Sur elles se sont superposées les silhouettes de sœurs au-delà des âges, et particulièrement celles d’une soignante et de son apprentie. Et ce mélange d’images m’est apparu comme l’occasion évidente d’un travail cinématographique.
Que souhaitiez-vous explorer au travers du personnage de la sage-femme ?
La femme soignante est un personnage qui traverse avec une grande constance tout le début de mon travail de jeune cinéaste. Je suis issue d’une famille largement féminine, ma mère est infirmière, une de mes sœurs jeune gynécologue et sexologue. Je vois dans le soin, et particulièrement dans le soin de femme à femme, une forme de puissance. Une puissance qui s’oppose au pouvoir patriarcal, qui lui s’impose. C’est quelque part ce que la théoricienne écoféministe Starhawk appelle le « pouvoir-du-dedans ». C’est je crois ce que je fantasme être le pouvoir au féminin – et le personnage de la sage-femme, même dans un contexte historique lointain, est d’une immense contemporanéité pour moi. Les sages-femmes ont été persécutées comme sorcières et elles sont pour moi détentrices d’une forme de magie très concrète, pas du tout ésotérique mais physique. Ce qui m’intéressait dans le personnage, c’est l’idée que sa sorcellerie est un savoir. Quand j’ai imaginé le travail d’Else, je me suis dit que faire avorter ou aider à faire naître, c’était la même chose : permettre à un corps féminin de passer une étape physique importante. J’avais déjà filmé des femmes soignantes dans le cadre d’un documentaire sur des jeunes sages-femmes et internes en obstétrique à la maternité de Montreuil (En Travail, 2019) et j’avais été frappée par la cinégénie des gestes du soin : les mains contre les corps, dans les corps parfois, c’est une image qui a vraiment dirigé ma caméra.
Comment s’est déroulé le tournage ?
Le tournage a été fantastique parce que le groupe, tant celui des comédiennes que celui de l’équipe technique, a formidablement fonctionné. J’ai travaillé au théâtre avant de me mettre à faire des films et je souhaite, depuis mes premiers tournages, faire troupe à chaque film. Ça se passe un peu différemment à chaque fois, et ça a des vertus certaines, nous souder contre des conditions climatiques extrêmes par exemple. Ici, c’est passé par une forme de sororité générale sur le plateau, qui répondait directement au film lui-même. Il faisait très froid dans l’église, et je suis sûre que la tension des corps que cela implique a eu une vraie répercussion sur le film et sur ce qui se joue, en termes d’enjeux narratifs et d’enjeux de cinéma, à ce moment-là. Ça marque même les rushs, puisqu’on ne peut pas fabriquer la buée qui sort des bouches. Et ça produit beaucoup d’émotion plus ou moins inconsciente, être spectateurs de ces corps en robes de bure, ensemble contre le froid.
Quel a été votre parcours en tant que cinéaste ?
Je suis entrée à la Fémis sans avoir fait de film à proprement parler, puisque je n’avais réalisé qu’un long film d’une heure et demie pour jouer au théâtre. C’était un solo inspiré des journaux intimes de Louise Bourgeois, qui racontait le rapport à la mère. Arrivée à la Fémis, sans doute pas mal aidée par mon inconscience partielle des enjeux du concours, je suis devenue complètement boulimique de tournage. J’ai réalisé un premier film avec une de mes plus proches amies qui venait d’avoir un bébé (Maman, 2018), le documentaire En Travail (2019), une comédie musicale très troupesque et politique, Acte cent, la relève (2020), et La Ventrière (2021). En parallèle, pendant quatre ans, j’ai filmé ma troupe d’amis théâtreux tous les étés dans la ferme de ma grand-mère. Je travaille au montage de ce film, tout en avançant sur l’écriture de mon premier long-métrage, Mona, qui lui aussi travaille le sillon de la maternité, de la filiation, du déterminisme au travers d’un personnage de femme-soignante. Enfin, je coécris actuellement le premier long-métrage de Laetitia Dosch, qui travaille d’une façon poétique et drôle notre rapport au vivant.
Y a-t-il un court métrage qui vous a particulièrement marquée ?
C’est paradoxal peut-être pour quelqu’un qui aime autant les personnages, mais je dirais L’Amour existe de Pialat, précisément parce qu’il fait du territoire un personnage. Récemment, j’ai vu un film très beau que le festival de Poitiers m’avait fait la joie de mettre en regard avec La Ventrière, Céu de Agosto de Jasmin Tenucci qui raconte l’angoisse d’une infirmière enceinte alors que l’Amazonie brûle et couvre le ciel de Sao Paulo d’un voile sombre, sur fond d’Église pentecôtiste.
Selon vous, qu’est-ce qui fait un bon film ?
La nécessité de le faire, qui transpirera à chaque plan pour celui qui saura le voir.
Pour voir La Ventrière, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F10.