Lunch avec Road to El Kef (Route d’El Kef)
Entretien avec Ihsen Kammoun, réalisateur de Road to El Kef (Route d’El Kef)
Le film sonde des thématiques familiales assez complexes, et ce n’est pas une mince affaire en moins de 30 minutes. Qu’aviez-vous envie d’explorer par le biais de ces relations ?
J’avais vraiment envie que ce film prenne le temps nécessaire pour raconter ce qu’il avait à dire, et ce peu importe sa durée finale. Faire un film trop frontal ou décrivant la situation des combattants de Daesh ne m’attirait pas vraiment. À l’inverse, je voulais réaliser un film montrant ce que j’avais ressenti lors de mes échanges avec des familles fragmentées lors d’un séjour en Tunisie en 2017, et notamment l’intensité de la dynamique familiale après un épisode post-traumatique. À cette époque, mon fils n’avait même pas huit ans, et je suis convaincu que s’il s’était fait laver le cerveau avant de rejoindre une organisation terroriste, je me serais effondré et ma vie aurait pris fin. Le fait que ces pères, ces mères et ses frères et sœurs aient dû affronter des événements aussi traumatisants et trouver comment donner du sens à leur vie après de telles expériences m’a profondément inspiré.
Dites-nous-en plus sur les personnages. S’inspirent-ils de personnes que vous connaissez ?
Karim : un jeune artiste de 16 ans qui ne dévoile jamais ses émotions, pourtant, ses blessures sont profondes. Il est franc, mais sait faire preuve de tact et a un regard désarmant. C’est la force tranquille de son cercle d’amis proches. Malgré ses qualités et son sens moral, Karim choisit de suivre un sombre secret et de s’engager dans une voie potentiellement destructrice.
Houssem : la quarantaine, est coincé dans un vide sentimental depuis la mort de sa femme et de son enfant. C’est un chauffeur à la voix douce, qui maintient une apparence calme, mais nourrit un désir de vengeance envers ceux qui s’en sont pris à sa famille. Parfois, ce désir se transforme en obsession et floute les lignes de la réalité.
Les amis de Karim : Djo, Emine et Aziz. Leurs rêves et leurs passions les rapprochent. Ce cercle d’amis a beaucoup de points communs avec la majorité des groupes de jeunes tunisiens.
Olfa et Mariem représentent une différente catégorie de Tunisiens se trouvant à des extrémités opposées du spectre du politiquement correct.
Lilya incarne l’innocence, l’espoir et la positivité. Elle est un rayon de soleil qui éclaire sa famille quand celle-ci traverse une période sombre.
Tous ces personnages sont inspirés par la réalité. Certaines de mes connaissances ont joué un rôle important dans le développement de tels personnages. Ala Edine Yacoubi, qui joue le rôle d’Emine, m’a inspiré pour créer plusieurs personnages du film. Dans la vraie vie, il est aussi rappeur sous le nom de Weld El 15, et sa chanson Boulicia Kleb a créé la controverse en 2012.
Quelle est votre expérience en tant que réalisateur ?
Comme beaucoup de réalisateurs, je suis tombé amoureux des films alors que j’étais enfant. Quand mes camarades de classe jouaient dehors, je restais à l’intérieur et dévorais des livres. Mon imagination n’a cessé de se développer, et j’ai commencé à créer des personnages et leurs arcs, sans même savoir ce qu’était un arc narratif. Dès la 6e et pendant tout le collège, j’ai enregistré des cassettes en faisant les voix et des effets spéciaux avec des objets que je trouvais à la maison. Au lycée, j’ai commencé à écrire des chansons de hip-hop dans lesquelles je racontais des histoires. Je me suis davantage passionné pour la musique et j’ai commencé à composer et à produire des morceaux. En 2009, j’ai produit et réalisé l’un des premiers clips vidéo à passer sur MTV pour un groupe de musique tunisien indé. J’ai obtenu une licence en littérature anglaise et linguistique : je n’ai pas fait d’études de cinéma, mais j’ai appris sur le tas et en regardant des films. J’ai participé à des programmes de formations dans différentes écoles de cinéma, comme UCLA TFT, puis j’ai fondé EQLAE Pictures en 2019.
Quels sont vos projets à venir ? Avez-vous envie de travailler sur des longs métrages ?
Je suis en train de développer deux projets de longs métrages, et je suis très impatient de les voir aboutir ! Ce sont deux grosses enveloppes, donc il faut y aller doucement, mais sûrement.
Pouvez-vous nous en dire plus sur vos recherches et votre préparation ?
En plus de nos différents entretiens, Charlie et moi avons fait des recherches poussées sur le sujet, l’époque et la localisation avec des livres, des documentaires, des articles de presse, des reportages ou encore des rapports statistiques. En Tunisie, après le Printemps arabe, l’instabilité instaurée par le nouveau gouvernement a créé de nombreux défis en lien avec le terrorisme intérieur. En 2019, on a estimé que 27 000 Tunisiens avaient tenté d’être « mobilisés », ce qui démontre la grande implication de la population tunisienne à participer au Djihad. Cependant, si le nombre de tentatives d’enrôlement marque un tournant culturel, seulement 3 000 auraient abouti. Sur les près de 3 000 Tunisiens devenus combattants à l’étranger, on estime que 1 000 d’entre eux seraient rentrés en Tunisie d’après le groupe de recherche Edgmont. Nombre de ces combattants (et combattantes) étaient décrits comme des jeunes secrètement déprimés qui cherchaient à donner un sens à leur vie. Mais d’autres étaient pleins de vie, avaient des rêves et étaient pétris de talents. Leurs familles ont été les plus touchées par ces événements dévastateurs, qui les ont laissées affronter la société dans la honte. Lors de la pré-production, mon coproducteur Anis Kriaa et moi avons dirigé une très solide équipe basée en Tunisie. Avec l’aide de notre partenaire de production et directeur de casting Mohamed Grayaa, nous avons pu faire du repérage pour le lieu de tournage, tourner des vidéos de casting, recruter des collaborateurs, prévoir le budget… Et ce depuis deux pays différents ! Pour rester organisés, nous avons utilisé un outil de gestion de projets en ligne qui s’est révélé absolument indispensable.
Y a-t-il un court métrage qui vous a particulièrement marqué ?
Two Cars, One Night de Taika Waititi, Quiero ser (I want to be…) de Florian Gallenberger, Doodlebug de Christopher Nolan et Les Borgnes sont rois d’Edmond Séchan.
Selon vous, qu’est-ce qui fait un bon film ?
Pour moi, un bon film repose sur une bonne histoire qui traverse le temps sur grand écran. Et sur grand écran, une bonne histoire est un ensemble faisant appel à des effets visuels ou sonores aboutis pour immerger les spectateurs dans une expérience puissante et intime. Ces effets prennent vie grâce à des acteurs authentiques, qui incarnent leur personnage et dévoilent leurs émotions à travers eux. Un bon film interagit aussi avec le public et permet aux spectateurs d’interagir en retour avec le film en les laissant faire preuve d’empathie et de sympathie, ou s’identifier aux personnages.
Pour voir Road to El Kef(Route d’El Kef), rendez-vous aux séances de la compétition internationale I13.