Lunch avec Santiago 1973-2019
Entretien avec Paz Corona, réalisatrice de Santiago 1973-2019
Pourquoi vouliez-vous témoigner du mouvement social de 2019 au Chili ?
Il y a une dizaine d’années un ami m’a fait parvenir un article sur un phénomène naturel sans précédent ayant eu lieu dans le désert d’Atacama : le désert le plus aride du monde avait fleuri. La cause de cette floraison improbable était liée à une catastrophe naturelle ayant eu lieu à des milliers de kilomètres de là de l’autre côté de l’océan Pacifique. En voyant l’image qui accompagnait l’article une pensée idiote m’est venue et elle m’a accompagnée durant près d’une décennie : une catastrophe quelque part peut produire de la poésie ailleurs et cela sans aucune raison. Je voulais en faire quelque chose. Santiago 1973-2019 est un film que j’ai réalisé pour une exposition que j’ai montrée à Invisible Dog à Brooklyn en mars 2019. Pour cette exposition j’ai imaginé une sorte de machine à penser constituée de trois films et d’une pièce en céramique faite de 1500 fleurs. L’intention qui animait la démarche à l’origine du projet était liée à quelque chose de très intime dont la « pensée idiote » constituait l’embryon hors sens. Cela concernait les objets perdus de mon enfance : mon pays, ma langue maternelle, une partie de ma famille, mon monde. C’est compliqué de parler de l’intime sans que cela ne vire à l’obscène surtout lorsqu’il est lié à un accroc décisif de l’Histoire ; c’est compliqué de parler de la perte sans qu’une certaine mélancolie ne se glisse dans le propos. La contingence a voulu que j’arrive au Chili pour filmer lorsque les évènements sociaux ont débuté en octobre 2019. Le film que j’ai réalisé n’avait plus rien à voir avec celui que j’avais imaginé sur les pas des lieux désaffectés de mon enfance. Témoigner veut dire rendre compte de ce que l’on a vu ou entendu, c’est pourquoi j’ai tenu à appeler l’exposition de Brooklyn LO QUE VI – ce que j’ai vu – en espagnol et qui équivoque en français, mon autre langue, avec : CE QUI VIT. Choisir de montrer ce qui vit est ma manière de résister à la volonté farouche d’effacer l’Histoire. Le révisionnisme est une maladie mortelle qui n’affecte pas seulement le Chili. C’est pourquoi le film Santiago 1973-2019 ne témoigne pas seulement de l’histoire d’un pays mais d’un phénomène qui concerne l’humanité et ce qu’elle veut bien faire de son histoire.
Pourquoi les manifestants dénoncent-ils une ressemblance avec l’ère Pinochet et pouvez-vous nous en dire plus sur le dos perforé de plomb du manifestant concerné ?
Dans les rues de Santiago et partout au Chili on a vu immédiatement apparaitre ensemble les deux dates 1973-2019 qui marquent respectivement le coup d’état de Pinochet avec l’assassinat d’Allende et le moment présent de la révolte qui dure toujours malgré l’obtention par referendum d’un changement de la constitution. Par ce rapprochement les chiliens ne se contentent pas de souligner la ressemblance des pratiques de la répression d’état mais visent le dénouement d’une aberration historique : Pinochet le dictateur a laissé en héritage à son pays une constitution scélérate élaborée sous la dictature pour une démocratie. C’est de cette mystification de l’histoire que le Chili s’est réveillé : « Chile desperto » est le slogan de la révolte. Le plomb que l’on peut voir sur le dos de l’un des manifestant provient d’une image d’archive. C’est la manière dont l’armée et les carabiniers chiliens traitent les familles qui occupent et vivent illégalement dans des terrains sans eau ni électricité ; ce sont des poblaciones callampas – campements champignon, des bidonvilles. Malheureusement cela n’existe pas qu’au Chili.
Combien de temps vous a pris le collectage et la sélection des images ?
La collecte des images qui constituent le film Santiago 1973-2019 a été très rapide. J’ai filmé au Chili le tout début de la révolte, entre le 25 octobre et le 1er novembre. Le 25, jour de la plus grande manifestation ayant eu lieu à Santiago depuis la dictature, les images du début du film, ont été filmées par drone ; 1 million et demi de chiliens étaient dans la rue ce jour-là, sur 18 millions et demi d’habitants. Puis jusqu’au 1er novembre, le jours des morts, où j’ai été filmer le cimetière général de Santiago où une section entière est dédiée aux disparus de la dictature. Les tombes sont vides dans le patio 29 et on peut y lire « ¿Dónde están? ». Cette question reste sans réponses à ce jour, 47 ans après le coup d’état de la junte militaire ; c’est une plaie ouverte qui regarde les Chiliens et le monde. Les dernières images du film datent du 18 décembre 2019, jour où les manifestants ont obtenu la tenue du referendum ; elles m’ont été fournies par Pablo Salas ainsi que les images d’archive. Il filme sans relâche dans les rues depuis les années 80, je lui dois beaucoup. Je tenais aussi à certaines images qui me manquaient comme celles du premier jour de la révolte pour la plupart réalisées dans le métro de Santiago où tout a commencé le 18 octobre. J’étais dans l’avion ce jour-là et ne savais pas que j’allais à la rencontre de mon histoire, de l’Histoire de tout un peuple. Je les ai trouvées sur le net, ce sont des images filmées avec des téléphones portables, ces images que l’on veut interdire sous peine de prison au Chili et en France aussi. J’ai commencé à monter fin décembre et en mars j’ai montré le film à Brooklyn. C’était urgent et cela le reste !
La situation a-t-elle changée depuis la fin du montage ?
Bien que ce fameux referendum ait tout de même eu lieu le 25 octobre 2020 en pleine crise du COVID et que le résultat obtenu de haute lutte ait été un changement de la constitution, la situation au Chili reste encore désastreuse comme on peut le lire sur les banderoles dans les manifestations. L’état Chilien, son président et son gouvernement, tue, viole et fait toujours disparaitre ses opposants. L’ironie du sort veut que Michelle Bachelet, ex-présidente chilienne socialiste, soit aujourd’hui Haut-Commissaire aux droits de l’homme à l’ONU ; elle a précisé dernièrement que certains états utilisent la pandémie pour étouffer la dissidence…
Quel est l’avenir du format court métrage d’après vous ?
Comme en littérature à mon avis, les formes courtes ou longues ne sont pas en concurrence ; nouvelles ou romans, personne n’aurait envie de privilégier un mode sur l’autre. Et comme le disait quelqu’un, l’avenir dure longtemps alors que vivent les films !
Demain on reconfine, quels plaisirs culturels conseillez-vous pour échapper à l’ennui ?
Regarder des films évidemment !
Pour voir Santiago 1973-2019, rendez-vous aux séances de la compétition labo L5.