Breakfast avec Son Altesse Protocole
Entretien avec Aurélie Reinhorn, réalisatrice de Son Altesse Protocole
Pourquoi avoir choisi de situer le film dans un parc d’attractions ? Vous êtes-vous inspirée d’un parc du même genre que vous connaissez ?
J’avais envie d’aborder la thématique du travail précaire en portant mon regard sur ses dynamiques d’oppression et de domination, et dont le cynisme est exacerbé depuis que les techniques managériales se sont emparées de l’idée de “bonheur au travail”. Ces deux termes accolés ensemble ouvrent à cette question : peut-on forcer un employé à être heureux en l’y contraignant ? Je voulais pour décor un parc d’attractions, c’est-à-dire une entreprise qui capitalise sur le divertissement et le rêve, charriant une mythologie de bonheur éternel. Ce cadre a permis d’accentuer le regard sur l’absurdité de ce système en opposant l’allégresse supposée des personnages féeriques de contes de fées aux réalités précaires des employés qui les incarnent. Disneyland – la franchise par excellence – a été la première source d’inspiration mais je l’ai complétée en me renseignant sur des parcs d’attractions au rayonnement plus modeste. Il fallait que le nôtre soit assez mainstream pour justifier l’usage d’une novlangue franco-américaine mais assez dérisoire pour qu’on sente une forme de délitement et d’abandon dans sa gestion globale.
Qu’est-ce qui vous a poussée à créer le personnage de Wanda ?
J’ai multiplié beaucoup de petits boulots en parallèle de mes études. Avoir l’opportunité de frayer avec différents milieux professionnels m’a fait constater la répétition des rapports de pouvoir entre les gens, et la dynamique d’aliénation qui s’assimile d’elle-même dès qu’on traîne un peu trop dans une entreprise, quelle qu’elle soit. Vers la fin de mon contrat chez C&A, je ressentais une grande satisfaction en parvenant à faire rentrer dans mes 15 minutes de pause le temps d’un café à la machine, de deux cigarettes fumées l’une sur l’autre et d’un passage aux toilettes. J’ai tâché dans ce film de recréer un rythme effréné et de reproduire la logique de certains collègues que j’ai rencontrés, en accentuant à peine leurs traits. Wanda est un personnage qui nous permet d’entrer dans un monde désaxé. Elle agit comme un catalyseur sur les autres personnages attirés par sa nouveauté, et dont elle découvre l’âpreté des rapports.
Comment s’est déroulé le casting des différents personnages ?
Personnellement, mon envie de film naît d’une thématique et d’interprètes précis en tête. Il se trouve qu’iels sont pour la plupart mes ami.e.s et/ou gravitent dans un environnement artistique proche. Je ne fais pas de casting et je n’en ferai probablement jamais, excepté pour travailler avec des enfants ou des animaux. J’ai écrit Son Altesse Protocole en pensant à Margot Alexandre, Noémie Zurletti, Thomas Nucci et Marthe Wetzel qui jouent respectivement les personnages de Wanda, Irène, Goustan et Connie. Pour la scène du repas, j’ai réuni des actrices et des acteurs que je connais bien aussi et dont les énergies sont à la fois hétérogènes et complémentaires. Il en va de même pour tous les autres personnages du film. Seul un des acteurs-porcelet-féerique est arrivé la veille du tournage suite à un désistement en n’ayant jamais répété ni ne connaissant personne. Mais c’était fascinant d’accueillir ce chanteur lyrique qui a eu la capacité de pouvoir débarquer comme ça et se mettre à entonner du Schubert.
Comment avez-vous travaillé avec vos acteurs ? Y a-t-il une part d’improvisation ?
J’ai écrit le scénario, l’ai envoyé aux acteurices, puis ai extrait de celui-ci un canevas de situations et d’objectifs correspondant à chaque scène du film. À partir de ce canevas balisé, nous avons fait des répétitions en ré-improvisant les scènes, afin de pouvoir s’approprier les situations et affûter les relations entre les personnages du film. En arrivant au tournage, le texte était fixe et chaque situation avait déjà été traversée une fois (ou presque). Quand j’étais au conservatoire du 5ème arrondissement de Paris, notre professeur Bruno Wacrenier nous répétait souvent cette phrase : “dépassez la consigne”. J’envisage l’écriture de la même manière. Je prévois un texte très établi en le pensant comme un repaire, un cadre à partir duquel fomenter son explosion – ou pas – modifier, ajouter, adapter son jeu au diapason de l’intermittence de la pensée.
Comme dans Raout Pacha, votre film court précédemment sélectionné à Clermont-Ferrand, l’humour provient des interactions et des dialogues entre vos personnages et de l’absurdité de situations quotidiennes. Est-ce quelque chose que vous recherchez dans vos films ?
Oui. L’absurde propose un pas de côté qui laisse une grande liberté au spectateur, et qui m’intéresse beaucoup pour ça. Pour chaque situation, c’est comme si le désespoir était venu accompagné d’un interprète.
Qu’aimez-vous explorer à travers les histoires que vous racontez ?
Je suis passionnée par les notions d’incompétence et d’apprentissage. Ça m’intéresse d’essayer de construire des récits où l’échec est pris comme une ressource brute et précieuse avec laquelle tenter de bricoler sa vie.
Y a-t-il un court métrage qui vous a particulièrement marquée ?
Depuis un an, je re-re-re-regarde Vivaldis de Philippe Découflé. C’est super gracieux, léger et drôle. Ça m’aide à penser à mon prochain court métrage que j’aimerais tourner en haute-montagne.
Selon vous, qu’est-ce qui fait un bon film ?
En tant que spectatrice, je dirais les acteurices. Le jeu peut sauver des aspects parfois maladroits d’un film, mais j’ai l’impression que l’inverse n’est pas vrai et que rien ne rattrape vraiment le jeu d’interprètes perdu.e.s ou mal dirigé.e.s. D’un point de vue de réalisatrice, je pense qu’un bon film se fait en étant soucieuse de la manière dont il se construit, en prenant soin de son équipe et en étant consciente que l’objet qu’on voit n’est que la somme des puissances de chacun.e de ses membres. Je suis motivée par l’utopie que contient ce genre d’aventures, à quel point la tournure que prend une expérience collective compte et vient irriguer l’histoire qu’on est en train de construire. Pour Son Altesse Protocole, c’est la première fois que je travaillais avec une équipe technique “au complet”, où presque tous les postes étaient représentés. Ça a été fondateur.
Pour voir Son Altesse Protocole, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F12.
Ce film concourt également en compétition internationale.