Dîner avec Warsha
Entretien avec Dania Bdeir, réalisatrice de Warsha
D’où vous est venue l’idée de ce personnage ? Est-il basé sur quelqu’un que vous connaissez ?
En 2017, au Liban, j’étais assise sur mon balcon qui surplombait tout Beyrouth, et j’ai vu un homme qui se tenait debout sur un des plus grandes grues de chantier. J’ai eu peur à l’idée qu’il ne se mette à sauter. Ça avait l’air tellement dangereux, bancal. Et là, quand il s’est agenouillé et a posé son front contre le sol, j’ai compris qu’il priait. C’était une belle chose à voir, et c’est à ce moment que je me suis prise de passion pour le monde mystérieux des grutiers. Ces petits hommes qui manipulent de gigantesques monstres depuis de minuscules cabines où ils voient le monde sans être vus. Plus j’ai passé de temps dans les chantiers à parler aux ingénieurs et aux ouvriers, plus j’étais convaincue qu’il me fallait faire un film où le héros serait un opérateur de grue. Le long de mes visites, il y a eu trois aspects manifestes qui m’ont frappée : d’abord, ce milieu est très masculin. Ensuite, il est très bruyant, et enfin les ouvriers sont tous des Syriens sous-payés et souvent sans papiers. J’aimais l’idée que parmi tous ces ouvriers, le grutier soit le seul qui puisse avoir une chance de s’échapper de ces trois aspects en grimpant sur sa dangereuse échelle. Peu après, j’ai eu l’occasion d’assister au spectacle d’un formidable artiste androgyne, aux multiples talents : Khansa. Après le spectacle, nous avons discuté pendant des heures, et je lui ai parlé de Warsha. On a commencé à se demander : et si l’opérateur de grue cherchait l’espace privé où il pourra briser les normes de genre et s’exprimer pleinement, ce qu’il ne peut pas faire dans sa vie quotidienne ? Khansa et moi avons passé beaucoup de temps à construire le personnage de Mohammad. En faisant remonter des souvenirs de sa propre enfance, de ses angoisses, de ses rêves et passions, et notamment du temps passé à rêver d’un lieu privé où expérimenter, où libérer le désir qui le consumait en dedans. On a aussi beaucoup appris des expériences des ouvriers syriens. On a fait en sorte que Khansa passe deux jours à travailler dans un chantier où personne ne savait que c’était un acteur. En entrant dans ce monde dominé par les hommes, Khansa a ressenti la tension physique et émotionnelle, les pressions, et la marginalisation. Il a pu inclure ce vécu dans la psyché de Mohammad. Cette expérience inestimable a ajouté une épaisseur primordiale à son interprétation, qui, ne contenant aucun dialogue, devait faire passer tellement de choses à travers les yeux et le langage corporel.
Comment s’est déroulé le casting ? Parlez-nous un peu de l’acteur principal, est-il danseur ou acrobate ?
Il n’y a pas eu de casting. Je savais que ce serait Khansa. En dehors du chant et de la danse du ventre, c’est aussi un artiste aérien professionnel qui travaille souvent avec des chaînes. C’est venu dès notre première conversation, et ça nous a paru parfait d’intégrer ça au film. Le matériau brut des chaînes rappelle le monde des chantiers, mais lorsqu’elles sont utilisées dans les arts aériens, les artistes transforment la douleur qu’elles infligent à leur peau en une danse gracieuse et sensuelle. On a su dès le début qu’une fois que le héros avait atteint la cabine, il devait briser toutes les contraintes et se transformer en la vision qu’il veut réaliser, suspendu à l’extrémité de la grue, exposé à la vue et à l’admiration du monde entier.
Comment s’est déroulé le tournage des scènes en haut de la grue ?
Ma productrice Coralie a rencontré la formidable société de production virtuelle La Planète rouge, et nous avons candidaté pour recevoir une subvention de la région Grand Sud, qui nous a permis de tourner aux Provence Studios de Martigues. La seule scène tournée au Liban, c’était Mohammed grimpant l’échelle de la grue. Après ça, tout ce qui se passait dans la cabine et toute la performance aérienne avec les chaînes, ça a été tourné dans le studio de pointe Next stage studio de La Planète Rouge, récemment équipé de la technologie Unreal engine qui constitue à mon avis, l’avenir de la réalisation. C’est la technologie utilisée par la franchise Marvel, par exemple dans The Mandalorian, et j’étais absolument ravie de l’opportunité de l’expérimenter. La première fois que je me suis rendu compte que je ne pourrais pas tourner sur place, je m’inquiétais d’avoir à filmer et diriger Khansa devant un écran vert, mais cette technologie nous a permis de faire une captation en 360 degrés du Liban par drone, puis d’en intégrer les données sur les murs LED incurvés à 280 degrés. Au lieu d’avoir à imaginer, ou de dire à Khansa d’imaginer, qu’il voit Beyrouth d’en haut, on pouvait tous voir cette lumière chatoyante de la Méditerranée et se sentir réellement dans les hauteurs de Beyrouth, juste là, dans le studio en France. Le directeur photo et moi nous avons pu cadrer le personnage en voyant l’arrière-plan, et ça nous a donné la liberté de faire comme si on tournait sur place sans courir le moindre danger. C’était fantastique et ça paraît vraiment réel.
C’est votre deuxième film à Clermont. Que vous a apporté cette expérience la dernière fois pour In White ? Des moments forts à raconter ?
La première internationale de mon film d’étudiante In White en 2017 à Clermont, ça a été une des meilleures et des plus inoubliables expériences de ma vie. C’est un festival qui apprécie et célèbre vraiment l’art du court métrage, avec un grand respect pour les films et pour les cinéastes. C’est vraiment un festival de cinéphiles et de cinéastes. Ce que je n’oublierai jamais, c’est d’avoir vu les gens faire la queue jusque dans la rue pour aller voir mon film, et ce que j’ai pu ressentir en le voyant projeté sur grand écran. Se tenir là sur scène en train de regarder tous ces gens, c’est un souvenir qui me donne la chair de poule, et je suis tellement contente d’en faire à nouveau l’expérience avec Warsha. Ce moment justifie toutes les difficultés et tous les défis de la création d’un court métrage. C’est très émouvant.
Y a-t-il un court métrage qui vous a particulièrement marquée ?
J’ai aimé tellement de films à Clermont que je me suis retrouvée à demander à tous mes nouveaux amis réalisateurs des liens pour revoir le film après mon départ, et le partager avec ma famille et mes amis. Je me souviens d’un film iranien Alan (Mostafa Gandomkar), de Red Apples (George Sikharulidze), de Disco Obu (Anand Kishore), de Etage X (Francy Fabriz), de Pussy (Renata Gasiorowska)…
Selon vous, qu’est-ce qui fait un bon film ?
Pour moi, un bon film est celui qui me fait ressentir quelque chose, et, dans l’idéal, qui me reste en tête longtemps après l’avoir vu. Je suis quelqu’un qui a besoin de m’identifier avec les personnages. Quand tous les aspects de la réalisation (la photographie, le son, le jeu des acteurs, la direction artistiques) se rejoignent pour amener le spectateur à l’émotion, c’est une expérience vraiment profonde et viscérale.
Pour voir Warsha, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F12.