Lunch avec Ensom Cowgirl (Cow-girl solitaire)
Entretien avec Gina Kippenbroeck, réalisatrice d’Ensom Cowgirl (Cow-girl solitaire)
Comment est née l’idée d’Ensom cowgirl ?
Ça a plus commencé avec un sentiment, une ambiance, qu’avec une idée précise d’intrigue ou de personnage. Pendant un long et sombre hiver Copenhaguois, j’ai emménagé dans un nouvel appartement qui avait une vue digne d’un roman dystopique depuis la fenêtre du salon. J’ai fait le plus gros du travail d’écriture et de développement assise devant cette fenêtre, à regarder les fumées d’usine et le défilé des trains vides. Le fait de ne voir aucune trace de vie humaine a généré un sentiment d’aliénation, qui a également affecté le scénario que j’étais en train d’écrire. L’intrigue a pris de l’épaisseur et un côté « Jugement dernier ». J’ai réalisé que j’étais en train d’écrire un récit de science-fiction dystopique à intrigue, ce qui n’avait jamais été dans mes projets, et il m’a paru difficile de m’y identifier plus personnellement. D’un coup, le monde s’est renfermé à cause de la pandémie. L’histoire sur laquelle je travaillais depuis quelques mois m’a semblé d’un réalisme étouffant. Ça m’a donné l’occasion de l’emmener vers une direction plus subjective et plus centrée sur le personnage, à ce moment où, moi-même et le reste du monde, nous vivions un réel isolement.
Le film traite du manque, du désir, de la solitude, est-ce que vous trouvez ces sentiments faciles à filmer ? Qu’est-ce qui vous attire dans cette thématique ?
C’était un peu un défi qu’on s’est lancé, on avait envie de tester différentes façons de visualiser ces sujets. À quoi ressemblent le manque, le désir et la solitude, et comment faire en sorte que le film donne à voir et à entendre ces sentiments ? C’est quelque chose sur quoi on s’est concentrés pendant tout le processus. Ça s’est avéré compliqué, car je pense que ces sentiments découlent souvent du vide, du manque de contact et d’action. Nous voulions raconter une histoire où il y avait de la place pour ce vide, ce creux que laisse derrière lui un grand évènement tragique dans le sillon du personnage pour qui, soudain, le monde cesse tout mouvement. Mais le récit avait besoin d’une évolution et d’une intrigue pour avancer. C’était difficile de trouver l’équilibre entre la liberté d’exprimer les sentiments et les atmosphères et la nécessité d’un déroulement qui ait un peu de sens dans l’histoire. Notre solution a résidé dans les vieilles cassettes qu’elle écoute, et dans les séquences de rêve partagées avec le spectateur : ce sont des tentatives pour l’inviter à partager ses sensations, et, ce qui est important, ses émotions. Je m’intéresse à ces deux sentiments, quand je fais ou quand je regarde un film. Je crois que les deux sont présents dans la vie de la plupart des gens, mais ce sont pour moi les émotions les plus difficiles à ordonner pour mettre des mots dessus. On peut se trouver dans un endroit plein de gens qu’on aime, et se sentir toujours aussi seul. Certains d’entre nous ont tout ce dont ils ont besoin, et tout ce qu’ils pensent vouloir, mais continuent porter leur nostalgie vers quelque chose d’autre, quelque chose de différent. Ce que je trouve magique dans le cinéma, c’est la capacité de montrer toute la complexité des sentiments sans avoir besoin d’un recours aux mots pour les décrire. Je ne sais pas si l’on a réussi, mais c’est toujours ce à quoi j’aspire quand je fais un film.
Utne Stiberg Kristine porte à elle seule la quasi totalité du film. Pouvez-vous nous parler de votre collaboration ? Comment l’avez-vous dirigée ?
J’ai rencontré Kristine pour la première fois il y a quelques années, pour un festival de musique. La rencontre fut brève et on était tous les deux fatiguées avec la gueule de bois, mais elle m’a tout de même fait forte impression. Elle rayonnait de la vulnérabilité et de la force que je pensais nécessaires pour jouer le rôle de Liv. Même si je ne l’avais pas revue depuis le festival, je l’ai contactée un an après, pour le casting. J’ai senti qu’elle avait presque instantanément saisi le personnage et elle a apporté une fragilité au rôle qui est devenue importante chez Liv, à mon avis. On savait que Kristine serait la plupart du temps seule devant l’objectif, il était donc important que toutes les deux, on soit en phase dans notre collaboration, et qu’elle puisse se sentir en sécurité avec moi comme avec le reste de l’équipe. Notre mode de fonctionnement avant le tournage consistait en des conversations où on partageait des expériences qui nous semblaient correspondre à l’histoire et au personnage. Nous avons créé un répertoire commun d’émotions, d’anecdotes et de scénarios qui aidaient à construire un monde émotionnel autour de Liv, et que Kristine pourrait utiliser sur le plateau. Nous avons enregistré préalablement toutes les cassettes et j’ai demandé à Kristine de prendre des photos de Carla dans le rôle de Flora. On a mis les enregistrements bien fort pendant les scènes avec les cassettes et on a utilisé en tant qu’accessoires le blouson et les cigarettes que portait Flora sur les photos. C’était une tentative de réveiller les sensations et les souvenirs des moments joués par Liv et Flora ensemble, dont Kristine pourrait se servir à sa guise. L’installation technique était également très modulable dans l’appartement, ce qui laissait Kristine libre de ses mouvements pendant les prises. Ça a aussi permis de passer moins de temps à régler les détails techniques entre les scènes, pour que Kristine puisse passer du temps seule dans l’appartement et se sentir aussi habituée et à l’aise que si ça avait été le sien.
Y a-t-il un court métrage qui vous a particulièrement marqué ?
J’ai regardé récemment Mille soleils de Mati Diop. C’est un film magnifique qui m’a frappée par sa qualité visuelle, mais aussi parce que la fluidité avec laquelle il mélangeait passé et présent, et la liberté de ne pas nécessairement distinguer la fiction de la réalité, m’ont éblouie. La scène onirique de la fin, où Magaye marche pieds nus dans la neige et revoit une dernière fois son amour perdu depuis longtemps, où ils finissent par se parler après tant d’années, m’a vraiment marquée.
Selon vous, qu’est-ce qui fait un bon film ?
J’aime pouvoir me reconnaître et voir des bouts de moi sur l’écran, je suis donc très cliente de l’identification. Mais je suis également fascinée par les films qui me font m’interroger sur le monde et ma manière de le voir. Quand un film fait les deux, c’est magique. Oh, et aussi, une bonne scène de danse ne déçoit jamais !
Pour voir Ensom Cowgirl(Cow-girl solitaire), rendez-vous aux séances de la compétition internationale I12.