Goûter avec Des racines
Entretien avec Jeanne Traon-Loiseleux, réalisatrice de Des racines
Dans Des racines, vous abordez la question du passage à cette nouvelle vie qu’est la retraite, pourquoi vous êtes-vous intéressée à cette période de la vie en particulier et avez-vous envie de l’explorer à nouveau dans de prochains films ?
J’ai choisi comme personnage principal un homme qui prend sa retraite. C’est vrai que c’est un choix curieux, car en tant que jeune femme de vingt-trois ans, sa vie est bien loin de la mienne. Je pense que j’avais besoin de cette distance pour exprimer des choses personnelles. Par pudeur ? peut-être un peu, mais aussi parce qu’en décentrant mon regard, j’avais l’impression de pouvoir définir avec plus de justesse mon personnage que si nous avions eu le même âge. Mais pour mon deuxième film, ce sera différent, j’ai envie d’essayer d’autres choses.
Comment vous est venue l’idée d’ajouter la dimension d’identité immigrée ? Vous êtes-vous renseignée sur les réels passages à la retraite d’anciens immigrés ?
Je n’ai pas « ajouté une dimension d’identité immigrée » à mon personnage car c’est plutôt de là que je suis partie, de ce sentiment d’être à la fois déraciné d’un lieu et en même temps enraciné presque malgré soi dans un autre. J’ai effectué en amont du tournage un travail documentaire dans la ville de Saint-Claude où j’ai recueilli des témoignages d’immigrés italiens de première ou deuxième générations. Leurs différentes histoires se sont ainsi mêlées à ma propre histoire familiale pour construire mon personnage principal. L’âge de la retraite, c’est autre chose, c’est un moment de flottement et de bascule. Ce qui m’intéressait dans cette période, c’était cet état d’incertitude qui laisse alors à Angelo le temps de plonger dans ses rêves d’une Italie lointaine à retrouver. Mon personnage est souvent entre deux rives.
Que pensez-vous de ces Français qui partent en Italie ou en Espagne pour vivre leur retraite ?
Je n’ai pas vraiment d’avis, cela m’importe peu. En tout cas, Des Racines n’est pas l’histoire d’un retraité qui se demande s’il pourrait terminer ses jours à bronzer dans un Club Med en Sicile. Au contraire, l’Italie dont rêve mon personnage n’est pas un projet calculé, c’est un fantasme, ravivé par la vue d’un tableau, par l’écoute d’un film de Nanni Moretti ou par des souvenirs de famille. C’est d’ailleurs un univers dont Angelo ne parle à personne. Dans cette nostalgie secrète, on retrouve quelque chose de l’enfance, de rêves irréalisables qu’on entretient dans un jardin caché.
Qu’est-ce que cela aurait changé de placer votre personnage dans une grande ville plutôt que dans ce cadre plutôt rural ?
Ce qui m’a d’abord intéressée dans cette ville de moyenne montagne, c’est la topographie des lieux : de vieux immeubles accrochés à flan de falaises, des ponts qui s’étirent démesurément entre deux rives, l’encaissement de la ville et les montagnes qui l’encerclent, empêchant le soleil de percer en hiver. C’est une ville étrange et fascinante qui est un personnage en soi dans mon film. Dès le début, j’ai écrit pour cet endroit et aucun autre. Le choix des acteurs est venu dans un second temps.
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Dans Des racines vous donnez à voir que la tranquillité n’est pas toujours synonyme de sérénité. Avez-vous construit le film comme une quête vers la paix intérieure ?
Je ne pense pas être partie au scénario d’un concept aussi abstrait que celui d’un quête vers la paix intérieure. Mais cela définit il est vrai assez bien l’évolution de mon personnage qui se débarrasse petit à petit d’un rêve obsédant pour vivre pleinement avec les gens qui l’entourent. L’idée d’origine, elle, est restée dans l’homophonie du titre entre « Des racines » et « Déracine ». L’histoire d’un homme qui se pense déraciné mais qui pourtant s’enracine, même malgré lui, dans un territoire.
Dans Des racine,s vous arrivez à jongler entre solidarité et solitude, à travers des moments de vie partagés et solidaires où le personnage principal, bien qu’actif, affiche un recul très poignant. Comment avez-vous travaillé cette dualité ?
En effet, c’est un point que j’ai beaucoup travaillé afin de faire cohabiter la nostalgie intime de mon personnage avec un contexte social antagoniste, basé sur des liens amicaux et amoureux et une atmosphère chaleureuse. Angelo n’est pas un homme isolé, c’est un homme introverti, la différence est importante. La solitude est intérieure et peut-être d’autant plus profonde qu’elle n’a pas de causes affichées. Il était important pour moi que cet homme ait des amis, une petite amie, qu’il sorte au musée, au cinéma, au café, bref qu’il soit en lien avec le monde dans lequel il vit. C’est ces liens de solidarité, même parfois très ténus (je pense aux quelques mots échangés avec la voisine dans la cage d’escalier) qui le sauve du pathétique et de la nostalgie et le réintègre, à la fin, à la vie.
Vous ne montrez pas dans Des racines si le personnage principal a des enfants, n’étiez-vous pas intéressée par le questionnement de la « deuxième génération » ?
Angelo n’a pas d’enfant, mais il est déjà de la « deuxième génération » d’immigrés italiens puisqu’il n’est pas né en Italie (d’ailleurs, il parle très mal l’italien). Ses parents sont décédés et il n’est pas marié bien qu’il ait une petite amie. Je trouvais cela plus original que d’entrer dans des présentations familiales, car ce qui m’intéresse vraiment ce sont les liens qu’il s’est lui-même construit. Par exemple, le personnage de Pierrot, interprété par Robinson Stévenin, est comme un fils adoptif pour lui. Il y a aussi autour de lui Maryse, Sarah et ses amis. Voilà ses racines, bien plus que celles de parents éloignés italiens qui ne le connaissent plus.
On voit d’ailleurs très peu d’enfants. Où sont-ils, selon vous ?
Dans quelques traits de personnalité de mes personnages ? La capacité qu’a Angelo à se plonger dans son imaginaire, le côté amoureux candide de Pierrot.
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Dans Des racines, vous questionnez aussi le principe des attaches, puisque votre personnage ne semble avoir qu’une seule relation approfondie et rester beaucoup dans des rapports superficiels avec les autres. Pourquoi avoir créé cet effet de détachement ?
Je ne pense pas qu’Angelo n’ait qu’une seule relation approfondie. Simplement, c’est Pierrot qui reprend sa place au garage, donc c’était important pour moi de filmer davantage ce moment de passation qui est symboliquement fort. Mais je trouve que la relation entre Angelo et Maryse exprime également le lien fort qu’il y a entre eux, même si elle ne se résume qu’à une scène à Emmaüs où le couple plonge discrètement dans les rangées de vêtements. Si j’avais fait un long métrage, j’aurais peut-être davantage développé ces différentes attaches pour tendre vers un film plus choral.
Pensez-vous que le court métrage soit un bon outil pour questionner la cellule familiale et la « méga » cellule sociétale ?
Le court métrage n’est pas, a priori, la durée la plus facile pour questionner de grandes thématiques comme la famille ou la société. Mais je pense qu’un court métrage n’est pas voué aux thématiques superficielles comme un long aux thèmes profonds. À mon avis, un court qui a l’ampleur d’un long, c’est qu’il a réussi à faire sentir le temps qui passe, non dans sa durée extérieure, mais dans sa durée intérieure. Faire sentir au spectateur un espace et un temps plus large que ce qui lui est montré. Dès lors, on peut questionner la cellule familiale et la cellule sociétale en peu de temps. Je trouve que c’est un travail passionnant que de chercher à agencer des éléments qui évoquent plus que ce qu’ils donnent à voir ou à entendre, qui laissent de la place à l’imaginaire du spectateur. À ce moment-là, on commence à se poser des questions fondamentales de cinéma car on sort de ce qui est simplement visible, de l’histoire qui ne fait qu’exposer des éléments afin d’amener une chute plus ou moins attendue.
Des racines a été réalisé avec une production, une coproduction ou en auto-production française. Avez-vous écrit ce film en considérant cet aspect « français » : rattaché des références cinématographiques, construit un contexte spécifique (dans une région par exemple) ou intégré des notions caractéristiquement françaises ?
Non, je ne me suis pas dit que j’allais faire un film typiquement français. D’ailleurs, j’avais en tête lors de l’écriture de mon film une référence qui est le cinéma de Nuri Bilge Ceylan, un cinéaste turc que j’admire beaucoup.
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Pour voir Des racines, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F6.