Dernier verre avec Mate (Pote)
Entretien avec George-Alex Nagle, réalisateur de Mate (Pote)
Qu’avez-vous cherché à explorer à travers la relation entre Jack et John ?
Pour mon co-scénariste Daniel Corboy et moi, le point de départ du film c’était la question « Que penserait celui que j’étais à treize ans de celui que je suis devenu à trente ans ? ». Bien que les deux personnages et la relation entre eux aient beaucoup évolué le long du processus d’écriture, et même si nous avons essayé de créer des personnages autonomes et authentiques, auxquels on puisse s’identifier, ils sont conçus métaphoriquement comme deux aspects d’une même réalité : Jack représente l’innocence et la jeunesse qu’a perdues John, et John l’un des devenirs possibles pour Jack. En fait, cette idée a façonné la structure narrative du film : on entre dans l’histoire à travers John, mais peu à peu il s’opère un subtil changement de perspective, et à la fin c’est bien de l’histoire de Jack dont il s’agit.
Sont-ils inspirés de gens que vous connaissez, d’expériences personnelles ?
Il est clair qu’ils tiennent beaucoup de Corboy et de moi. Certains traits sont poussés à l’extrême, d’autres sont plus imagés, et certains sont plus proches de la réalité que ce qu’on pourrait admettre sans rougir… Cela dit, il y a aussi dans ces personnages beaucoup de gens qu’on connaît, des amis d’avant et de maintenant. On peut considérer que John est antipathique, et Jack peut apparaître comme une espèce de page blanche, en état d’innocence, mais ça m’a toujours surpris de voir à quel point beaucoup de gens s’identifiaient aux deux. Je crois qu’ils viennent titiller les angoisses ressenties au moment de franchir certaines étapes vers la maturité.
Dites-nous en plus sur l’endroit où l’histoire se déroule.
Le cadre de l’histoire et du tournage se situe entre Werrington et Kingswood, des banlieues autour de Penrith, qui est une grande plateforme au pied du parc national des Blue Mountains. C’est le point plus à l’ouest qu’on puisse atteindre en restant dans la zone de Sydney. Comme presque tout Sydney-Ouest, les banlieues périphériques de Penrith ont toujours été perçues comme très « classe ouvrière », pour certaines zones on emploierait à coup sûr l’expression « couches socio-économiques défavorisées ». Plus récemment on constate que ce sont des espaces d’une grande diversité culturelle, du fait de l’arrivée de nombreuses communautés émigrantes au fil des ans. Maintenant, c’est plutôt un espace en mutation. Il y a eu beaucoup d’investissement économique dans la zone, avec tout un programme de construction et d’infrastructure, et aussi des chantiers de construction d’habitats à grande échelle. On a choisi ce périmètre pour deux raisons : d’une part, c’est l’endroit où Corboy a grandi, et les personnages reflètent des gens qu’il connaît ou a connus. D’autre part, on aimait bien l’idée que John soit le produit d’un monde qui, dans sa course vers le changement, finirait tout de même par le laisser de côté.
Quels thèmes et quels styles aimez-vous aborder en tant que réalisateur ?
On est tous les deux inspirés par un vaste champ de sujets, de points de vue, de personnages et d’univers, mais personnellement, consciemment ou pas, je gravite toujours autour d’histoires évoquant la complexité des relations familiales, et Mate ne fait pas exception là-dessus. Je crois qu’aucun de nous n’a vraiment de religion en ce qui concerne le genre cinématographique. Corboy affirme catégoriquement que la seule chose importante, c’est le personnage, et que tout le reste, y compris le genre, est secondaire : je suis d’accord. Mais une fois qu’on a posé ça, on aime aussi essayer de travailler dans différents styles, tant que le film met en valeur le personnage avant de chercher à honorer le cahier des charges de tel ou tel genre. Le genre de Mate, c’est clairement le drame, mais ça aurait pu facilement devenir une comédie. En fait, il y avait beaucoup plus d’humour noir dans les premières épreuves du scénario, et même dans les premiers montages, et puis c’est devenu de soi-même un drame. Peut-être que si on devait refaire le montage, ça deviendrait une comédie.
Y a-t-il un court métrage qui vous a particulièrement marqué ?
Il y en a beaucoup, tellement beaucoup. Mais celui qui m’a le plus marqué par rapport à la création de Mate, c’est Avant que de tout perdre de Xavier Legrand, diffusé au Festival de Clermont-Ferrand en 2013. C’est un film incroyable, où la tension est à son comble tout le long, et j’ai adoré la manière dont on se retrouve directement plongé dans le conflit qui se déploie : les enjeux sont capitaux, mais il ne nous en est finalement exposé que l’essentiel. En Australie, pour diverses raisons, on nous décourage de réaliser des moyens-métrages, mais cette histoire-là donne vraiment l’impression de devoir durer trente minutes, pas une de moins, pas une de plus. Bien que les histoires soient très différentes, je me suis directement inspiré de beaucoup d’éléments du film. D’ailleurs, il y a plusieurs années je représentais mon école de cinéma d’alors dans le cadre des programmes Campus du FIPA de Biarritz. Ça m’a donné l’occasion de voir plein de films d’étudiants en cinéma du monde entier, mais les films belges et français m’ont particulièrement impressionné. Ils avaient tous un aspect honnête, naturel, avec une retenue qui n’empêche pas la concision, ils semblaient tous traiter de petits conflits aux vastes implications thématiques et personnelles. Notamment, Paul et Virginie de Paul Cartron a touché une corde sensible pour moi : c’est un petit garçon qui apprend à prendre soin de sa mère. Je visionne encore ce film de temps en temps.
Selon vous, qu’est-ce qui fait un bon film ?
Corboy a une formule très succincte pour définir un bon film : « est-ce que ce film m’apprend positivement quelque chose sur l’humanité ? ». Je ne suis pas forcément d’accord avec lui, et j’ai mon propre instrument de mesure. Je n’ai pas de préjugés sur le genre, le style, ni d’exigence quant au concept qu’il développe ou au point de vue qu’il défend. Pour moi, un « bon film » sera celui qui accomplit les objectifs qu’il s’est fixés, quels que soient ces objectifs. Cela dit, j’entends bien que c’est une façon assez intellectuelle de voir le cinéma, et c’est vrai que je tends souvent à me poser en critique et à analyser les films que je regarde. Donc, pour moi, un « vraiment bon » film, ce sera celui qui me fait oublier de l’analyser parce qu’il m’immerge dans son récit et ses personnages. Les meilleurs films me coupent dans mon élan intellectuel parce qu’ils m’emportent dans leur élan émotionnel.
Pour voir Mate(Pote), rendez-vous aux séances de la compétition internationale I10.