Dernier verre avec Nous ne sommes pas encore morts
Entretien avec Joanne Rakotoarisoa, réalisatrice de Nous ne sommes pas encore morts
Qu’est-ce qui vous intéressait dans le fait de dépeindre un groupe de jeunes sortis de l’adolescence, à l’orée de construire leurs vies d’adultes ?
J’ai rencontré le groupe de jeunes à l’origine du film alors que j’étais encore étudiante. Je voyageais seule en Ukraine, un pays qui m’était alors inconnu. Je n’étais pas du tout là pour faire un film. Suite à la révolution de Maïdan de 2014, un conflit armé venait d’éclater à la frontière russe et il était peu conseillé de se rendre en Ukraine. Il y avait donc très peu de touristes, c’est peut-être ça qui a favorisé la rencontre. Un soir, deux ou trois jeunes m’ont abordé dans la rue. Ils rejoignaient d’autres amis pour faire la fête, comme ça, dehors, avec leur bouteille de soda remplie de vodka maison et un téléphone portable en guise d’enceinte. Je me suis laissée emporter dans leur errance nocturne, curieuse et touchée d’être intégrée si facilement au sein de leur bande. Je comprenais peu de choses si ce n’est qu’ils cherchaient comme moi leur place dans le monde, et qu’ils étaient déterminés à vivre pleinement leur jeunesse, malgré les difficultés qui pesaient sur le pays. Peu après, je suis rentrée en France. L’image de ce groupe a lentement nourri un désir documentaire. Alors j’y suis retourné et j’ai rencontré des dizaines d’autres jeunes dans plusieurs villes d’Ukraine. Je voulais comprendre ce qui nous rapproche et ce qui nous sépare, ce que signifie être jeune en Ukraine aujourd’hui. J’ai été surprise par leur envie de se livrer et de partager avec moi un peu de leur quotidien, de leurs espoirs, leurs frustrations et leurs envies d’ailleurs. De toutes ces histoires, le film n’est finalement qu’un aperçu.
Qu’est-ce qui vous intéressait dans le travail du clair-obscur et comment avez-vous travaillé l’énergie du doute que porte le personnage principal ?
Quelque chose m’avait frappée avec le groupe de jeunes. Derrière les mots et les gestes enthousiastes, je sentais que quelque chose se tramait, qu’ils ne disaient pas tout. Peu d’entre eux me parlaient de la guerre ou de la grande pauvreté qu’ils subissaient. L’ampleur du contexte socio-politique et ses conséquences sur la jeunesse, je les ai comprises plus tard, quand j’ai commencé à poser des questions. Dans le film, plein de choses se passent en parallèle et les enjeux les plus dramatiques s’opèrent de manière sous-jacente, voire cachée. C’est une nuit de célébration pour les uns, d’adieu pour les autres, d’attentes amoureuses ou encore de choix décisif. Le contexte de fête a toujours été le point de départ du film car il permet de mettre en œuvre ce contraste si particulier dont j’avais été témoin. Cela permet d’appuyer la difficulté de la situation d’Oles, le personnage principal, et d’entretenir ses doutes et ses peurs. Confronté aux énergies contradictoires de ses amis, il semble d’autant plus désemparé. Avec mon chef opérateur, nous voulions traduire tout cela visuellement. Filmer le groupe mais aussi la trajectoire personnelle, la solitude qui peut habiter un personnage, les doutes qu’il faut affronter seul. Le clair-obscur nous a permis de souligner ces moments introspectifs tout en travaillant une image naturaliste. En effet, nous voulions refléter le paysage urbain en Ukraine. L’éclairage public est assez faible et il fait totalement noir dans certaines rues. J’ai cette image des jeunes déambulant dans la ville comme des ombres dans la nuit, perdues et anonymes. Cela confère aussi au groupe quelque chose d’universel.
A quel point êtes-vous intéressée par la thématique du déracinement et envisagez-vous de réaliser d’autres films sur cette question ?
Je m’intéresse un peu plus largement à la notion d’identité. Mon court métrage de fin d’études traitait déjà de la construction et de l’affirmation de son identité au sein d’un groupe de pré-adolescentes. Avec ce nouveau film, je suis allée beaucoup plus loin en termes de recherches et d’immersion, les enjeux étant très différents. Chez beaucoup de jeunes ukrainiens, j’ai retrouvé une vraie ambivalence entre attachement à son pays et désir de le quitter. C’est en grande partie sur cela que repose leurs choix et leurs perspectives d’avenir. Outre l’actualité politique, cela s’explique aussi par leur position en tant que première génération post-soviétique, sensible à l’influence occidentale et coincée dans un entre-deux à la fois culturel, linguistique et géographique. En tant que personne métisse, la question de l’appartenance à une culture ou un pays m’est particulièrement sensible. En ce sens, la complexité de la quête identitaire de ces jeunes ukrainiens m’a réellement passionnée. Qu’elle soit liée ou non au déracinement, je pense que la question de l’identité restera centrale dans mon travail.
A quel point la question du service militaire obligatoire est-il le noeud du dilemme complexe que le personnage doit résoudre ?
La question du service militaire obligatoire est arrivée plus tard dans mon projet de film. Un ami ukrainien s’est retrouvé appelé à l’armée et m’a dit, en ne plaisantant qu’à moitié, qu’il fuirait chez moi en France s’il ne trouvait pas d’autres solutions. La guerre qui perdure encore aujourd’hui à la frontière russe donne au service militaire une toute autre dimension et de nombreux jeunes hommes ne sont pas prêts à se confronter à cela, de près ou de loin.
Suite à l’aveu de mon ami, j’ai creusé le sujet et découvert que le phénomène de désertion était répandu. De jeunes conscrits disparaissaient ainsi du jour au lendemain. J’ai voulu aborder cela dans le film afin de nuancer ce désir si grand de départ, incarné par Katya qui s’apprête à poursuivre ses études à l’étranger. La notion de départ forcé remet en question ce privilège et souligne l’absence de véritable choix pour ces jeunes, là-bas comme ailleurs. Beaucoup d’ukrainiens m’ont fait part de leur envie de faire carrière dans leur domaine tout en déplorant l’absence d’opportunités pour que cela se fasse dans leur pays. Tout comme le dilemme d’Oles n’a pas de bonne solution, quitter son pays et ses proches n’est pas un choix premier. Intégrer la question du service militaire m’a également permis de traiter de l’exil depuis la perspective plus rare de « l’avant ». Les récits de migration suivent souvent des personnes isolées, détachées du contexte social qu’elles ont quitté. Je trouvais intéressant de faire le portrait d’un jeune homme avant cette rupture, là où l’exil est encore envisagé et que la vie peut basculer en un instant.
Quel est l’avenir du format court métrage d’après vous ?
J’associe beaucoup le court-métrage à mon apprentissage de la réalisation, qui est loin d’être terminé. C’est le format de l’expérimentation et paradoxalement, je trouve que c’est le plus difficile à maîtriser car il faut se limiter, dire beaucoup avec peu. Ces dernières années, ce format s’est énormément démocratisé grâce à un matériel de tournage léger et accessible. J’ai l’impression qu’il y a de plus en plus de contenu, donc le court n’est pas voué à disparaître mais la question porte plutôt sur sa consommation par le grand public, notamment en dehors des festivals de cinéma. Je suis souvent curieuse de voir des cinéastes reconnus s’essayer ou revenir au court métrage ou bien de découvrir leurs premiers courts méconnus. C’est une bonne porte d’entrée pour habituer le public au format et les inciter à découvrir de nouveaux talents dès le court métrage.
Demain on reconfine, quels plaisirs culturels conseillez-vous pour échapper à l’ennui ?
Pendant le confinement, je me suis plongée avec plaisir dans les quatre saisons de la série Insecure de Issa Rae, qui vient combler le néant qu’est la représentation de femmes noires à l’écran mais aussi d’amitiés féminines réalistes et sans filtre. Le podcast féministe La Poudre animé par Lauren Bastide ou bien le podcast Transfert m’ont souvent tenu compagnie, pour faire entrer un peu d’intime et de sagesse dans le silence de mon appartement.
Mais le meilleur remède à l’ennui reste la création. Et il n’y a pas que l’écriture ou les beaux-arts… Décorer son intérieur, fabriquer les objets de son quotidien ou expérimenter en cuisine, l’artistique est partout même en confinement !
Pour voir Nous ne sommes pas encore morts, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F5.