Dernier verre avec Confinés dehors
Entretien avec Julien Goudichaud, réalisateur de Confinés dehors
Votre court métrage, tourné lors du premier confinement, accompagne des personnes sans domicile à la recherche de quoi subsister dans leurs déambulations nocturnes. Qu’est-ce qui, au cœur de cette situation inédite et exceptionnelle, a fait naître ce projet de documentaire ?
Aux alentours de la fin de la première semaine de confinement je suis sorti me promener vers 2h du matin. Les rues étaient désertes et incroyablement calmes. On pouvait entendre le cliquetis des feux tricolores passer du vert au orange puis au rouge etc. C’était surnaturel et effrayant. Au bout de quelques rues de promenade j’ai aperçu un homme recroquevillé par terre sur un trottoir qui gesticulait. J’ai cru qu’il était en train de faire un malaise ou quelque chose comme ça, alors je lui ai demandé si tout allait bien en m’approchant. Quand je suis arrivé à sa hauteur, j’ai vu qu’il avait ouvert une petite grille d’égout et qu’il était en train d’en sortir toutes les cochonneries qu’il y avait à l’intérieur. Il avait la tête à l’intérieur et les fesses relevées vers le ciel. On aurait dit une autruche. L’homme s’est redressé, un peu effrayé, et m’a aveuglé avec sa lampe frontale. Dans un silence de cathédrale il m’a répondu « oui ça va je cherche juste des pièces ». En quelques secondes, tout a percuté dans ma tête. Confinement, SDF, abandon, distanciation, peur de l’autre, bouffer, survivre… Ça a été une grosse claque. Je suis reparti en courant jusque chez moi et j’ai pris ma caméra. Je suis revenu tourner une petite séquence avec lui avant que la police nous surprenne et nous sépare. C’est comme si cet homme avait été parachuté devant moi pour me délivrer son message. J’ai pris ça comme un signe, une mission. À partir de ce jour-là j’ai commencé à sortir la nuit en scooter dans Paris pour aller à la rencontre de ces derniers fantômes.
Votre film est peuplé de personnages singuliers, dotés d’une réelle présence à l’écran, qui tiennent tous des propos particulièrement forts. Comment les avez-vous approchés, et comment leur avez-vous parlé du film ? Quelles ont été leurs réactions ?
Je ne sais pas finalement si c’est moi qui suis allé vers eux ou si ce sont eux qui sont venus à moi. Tout ce que j’ai fait, c’était de tourner en scooter dans la ville comme un fou en gardant les yeux grands ouverts. Quand on croise une petite mamie assise toute seule au milieu des Champs-Élysées, un homme qui cherche des pièces dans une grille d’égout ou un autre qui hurle aux fenêtres en demandant s’il y a quelqu’un qui l’entend, l’absurde de la scène saute aux yeux. Généralement je m’arrêtais et le contact était quasi-immédiat vu que nous étions seulement lui… et moi… dans une rue. La nuit, pendant le confinement, si on est dans la rue c’est que l’on est SDF ou que l’on enfreint la loi. En tout cas, il y a quelque chose qui cloche. Alors quand on croise quelqu’un c’est un peu comme si nous étions dans le même bateau. Le contact se crée beaucoup plus facilement puisque l’on partage cette chose qui nous exclut du reste du monde. J’ai pu passer des nuits entières avec des prostituées qui me racontaient leur vie sur un banc, des dealers et des toxicomanes qui m’expliquaient et me montraient leurs combines etc. En temps normal ça aurait pris beaucoup plus de temps pour gagner la confiance de ces gens-là. Cette espèce de rejet, d’abandon et cette part d’illégalité a facilité le contact. Je pense que ça leur faisait du bien de me parler et que je les amusais aussi un peu.
La beauté formelle des prises de vue de ce Paris vidé de son agitation tranche avec la misère et le dénuement exposés dans le documentaire. Aviez-vous conscience de ce contraste saisissant, qui est l’une des forces du film, lors du tournage ?
En temps normal, de jour comme de nuit, Paris grouille d’agitation. La misère fait malheureusement partie du décor à tel point que l’on ne la remarque même plus. Les personnes à la rue doivent presque faire preuve de créativité pour qu’on leur prête attention. Être allongé à même le sol entre les jambes des passants ne suffit presque plus aujourd’hui. L’autre jour, une dame m’a abordé dans la rue en me parlant anglais avec un plan de Paris dans les mains pour me demander son chemin. Elle disait être perdue. Au moment où j’ai voulu la renseigner, elle m’a demandé une petite pièce pour manger. Elle avait attiré mon attention et mon contact… Ce qui s’est passé avec le confinement c’est que ces personnes ont été mises en évidence par la force des choses. Impossible de ne plus les remarquer. Du coup le contraste était saisissant. Paris plus belle ville du monde, musée à ciel ouvert, nous crachait sa misère au visage.
Quelle(s) réaction(s) souhaitez-vous que ce film provoque chez le spectateur ?
Oh ben dans la plus grande des utopies, on imagine toujours qu’un tour de magie puisse arriver. Que tous les spectateurs se donnent la main et que la petite dame des Champs-Élysées et tous les autres soient sortis de la rue dans un élan de générosité. J’aime y croire. Aujourd’hui, les informations alarmantes sont comme les SDF. On ne les remarque plus, il y en a trop. On a plus le temps de s’arrêter dessus. Faut que ça aille vite. Comme les SDF, elles doivent faire preuve de créativité. Je ne veux pas culpabiliser le spectateur ou faire la morale. Je suis très loin d’être un exemple. Mais si ce film provoque un moment de réflexion et si à un instant T, plus tard dans la vie, ce moment de réflexion puisse ressurgir et provoquer un petit quelque chose chez le spectateur. Ne serait-ce qu’une attention. Alors c’est gagné. J’essaie juste de semer la graine.
Quel est l’avenir du format court métrage d’après vous ?
Je ne saurais pas vous dire quel est l’avenir du court métrage mais j’encourage fortement au combat pour qu’il perdure. Le court métrage permet de raconter des histoires qui sont plus percutantes dans ce format-là plutôt que dans un format long ou très court. La rythmique de ce format est un champ créatif immense. Il permet de mettre en valeur et en lumière des histoires qui entreront parfaitement dans ce soulier sans que ça flotte ou que ça serre le pied.
Demain on reconfine, quels plaisirs culturels conseillez-vous pour échapper à l’ennui ?
Ne jamais s’arrêter d’être curieux, de jeter un œil, de bousculer ses codes. On reconfine ? Parlez à votre voisin grincheux. Quand vous sortez faire les courses, posez une question à la caissière, adressez un mot complice au SDF qui ne porte pas de masque. Regardez autour de vous, amusez-vous et indignez-vous de l’absurdité de choses, promenez-vous, ouvrez grand les yeux autour de vous et laissez-vous aller à la réflexion et à votre imagination.
Pour voir Confinés dehors, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F6.