Dernier verre avec Abisal (Abyssal)
Entretien avec Alejandro Alonso, réalisateur d’Abisal (Abyssal)
Le chantier de démolition navale s’avère un lieu de tournage idéal pour Abisal, qui traite de la spiritualité et d’une présence fantomatique. Comment vous est venue cette idée ?
On a découvert le chantier en naviguant sur Google Earth. En vue de satellite, Bahía Honda est constellée de petites formes rectangulaires. Quand on a compris qu’il s’agissait des épaves de bateaux d’un chantier de démolition, ça a été une révélation fondamentale pour entreprendre le projet, et on a eu très envie d’aller voir les gens qui y travaillaient, tous ces corps que les satellites ne repèrent pas. Une fois qu’on a enfin pu accéder au port, le défi était de trouver le point central d’où nous positionner pour capter le lieu. Après le casting d’une vingtaine d’ouvriers du chantier, on a rencontré Pitufo. Sa vulnérabilité manifeste et son désir de liberté nous a captivés. À travers lui, nous avons découvert une façon très particulière de comprendre la mort et la liberté. Les démolisseurs sont les derniers habitants de ces navires, à leur façon ils sont eux aussi prisonniers de ces espaces. Beaucoup d’entre eux sont sous le coup d’une quelconque sentence et ils rêvent de sortir de la baie. Chaque bateau est une possibilité de s’évader, et c’est à eux de la démolir. Pitufo nous fait pénétrer dans un territoire hanté de rêves et de peurs que le feu même ne peut brûler. Abisal est le compte rendu des limbes formant ce territoire où nous sommes tous condamnés à demeurer.
Est-ce que vous trouvez que le cinéma est une bonne façon d’appréhender la spiritualité ?
Oui ! Ce qui m’intéresse c’est de prendre le cinéma comme une expérience animiste, l’invention merveilleuse qui nous laisse tromper la mort, ne serait-ce qu’un court instant. C’est cette capacité d’illusion qui me fascine. Les images filmées sont condamnées à rester, et c’est ce qui nous fait prendre une conscience particulière vis-à-vis des moments que nous choisissons de passer à travers le filtre de l’objectif. C’est pour cela que j’essaie de tourner chaque plan comme s’il s’agissait d’un rituel, dans lequel chaque geste, chaque regard a son rôle décisif pour l’expérience ou l’état qu’il génère. La projection du film elle-même fonctionne comme une messe. Les gens des croyances et religions les plus dissemblables s’y rassemblent. La langue de cette liturgie à peine centenaire, tout le monde la comprend. Pendant ces brèves séances, on trouve un reflet de soi-même qu’il est difficile de trouver ailleurs.
D’après vous, de quelle lumière mystérieuse parle le personnage ?
Je ne m’aventure pas à définir cette image. Je crois que le fait qu’il s’agisse d’une histoire qui nous est racontée y ajoute du mystère et de l’ambiguïté. Le mot rend l’image plus trouble. Saisir ce moment nous a aidé définir la présence d’autres lumières dans le film, comme celle du phare, des bateaux, des lanternes le long des couloirs, du soleil… Les lumières transforment et transcendent l’espace et les personnages. Nous avons essayé de faire en sorte que la dimension magique du récit de Pitufo irradie l’ensemble du film.
Abisal a été sélectionné par beaucoup de festivals prestigieux (Visions du réel, Raindance…). Quel genre de trajectoire souhaitez-vous à votre film dans le circuit festivalier ?
Nous sommes très surpris et ravis du chemin qu’il prend. C’est un film particulier où les lieux sont spectaculaires et le fil narratif, au contraire, plein de fragilité. Se connecter au public et voir nos idées trouver refuge dans d’aussi prestigieux festivals nous fait très plaisir. Être à Clermont, c’est un rêve qui se réalise. Les festivals européens font preuve d’une grande générosité en ce qui concerne l’accueil de ce type de cinéma plus oblique, mais le prochain défi est d’aller voir en Amérique comment Abisal navigue de ce côté-là du monde.
Y a-t-il un court métrage qui vous a particulièrement marqué ?
En fait il y a deux courts métrages cubains de cette année qui m’ont fait une forte impression, et qui ont été projetés à des festivals renommés comme Rotterdam et Sundance. Je fais référence à El Rodeo de Carlos Melian et à Tundra de José Luis Aparicio. Deux fugues, deux films qui prennent la tangente par rapport au style plus traditionnel de fiction habituellement produit par l’île. En jouant avec les genres cinématographiques, chacun propose une vision puissante de la folie et du désenchantement qui contaminent Cuba. Leurs personnages se déplacent en eaux troubles, traversant des terres jusqu’alors inexplorées. Ils regorgent de trouvailles cinématographiques.
Selon vous, qu’est-ce qui fait un bon film ?
C’est très dur d’établir une définition, ça dépend de chaque film. Je pense qu’un bon film devrait faire vaciller nos systèmes de valeurs, et générer une sorte de crise dans notre façon de percevoir. Bien sûr, c’est très difficile à faire advenir dans le cinéma commercial. Il est très excitant de voir un film nous confronter à un nouvel imaginaire, ou avec des expériences qui nous sont complètement étrangères ; quand, à travers l’autre, nous découvrons les outils qui nous permettront d’envisager nos vies d’une manière complètement nouvelle.
Pour voir Abisal(Abyssal), rendez-vous aux séances de la compétition internationale I2.