Lunch avec Le Jour où j’étais perdu
Entretien avec Soufiane Adel, réalisateur de Le Jour où j’étais perdu
Parlez-nous un peu du lien qui unit le Voyager et le parcours d’Alain ?
La mission spatiale Voyager a été initiée par la N.A.S.A. dans les années 70 dans le but d’explorer le système solaire, et d’envoyer les signes de nos sociétés terrestres vers des potentielles civilisations extraterrestres. C’est une bouteille à la mer, lancée dans un océan immense et mystérieux. Cette volonté de dépassement faisait pour moi écho à l’utopie d’Alain, à sa vision du futur, projetée elle aussi vers l’inconnu. La sonde est une métaphore du destin d’Alain. Dans les deux cas, il y a un désir radical d’inconnu et d’altérité. Alain porte un projet de refondation de l’entreprise automobile, basée sur une approche absolue de la mobilité. L’ayant lui-même expérimentée dans son parcours social et professionnel, il veut maintenant l’élever à la hauteur d’une révolution industrielle et humaine. Il est inspiré par la pensée transhumaniste, par son courant « démocratique » disons ; il croit cette évolution nécessaire pour atteindre la justice sociale. Mais la frontière entre vision et idéologie est parfois très fine… et Alain est résolu à avancer coûte que coûte. Dans cet élan, il pourrait être rattrapé par la mécanique qu’il voudrait dépasser. Sa révolution atteindra-t-elle son but ou reproduira-t-elle un schéma de domination ? Chaque spectateur sera libre de chercher sa réponse.
Qui ou quoi vous a inspiré ce personnage ?
Pendant mes d’études de design industriel, un ancien élève a été invité pour nous parler de son parcours. Il était désormais cadre dans une grande entreprise française. À cette occasion, il nous a raconté un événement survenu lors de son premier jour de travail. Il faisait le tour des bureaux pour découvrir les locaux et au moment d’aller serrer la main à un futur collaborateur, celui-ci lui a demandé de vider la corbeille, en le croyant homme de ménage, juste parce qu’il était noir. Cette histoire n’a cessé de me poursuivre et à partir de cette anecdote, le film s’est construit progressivement.
Pouvez-vous expliquer le choix du titre ?
Le Jour où j’étais perdu emprunte le titre d’un scénario de James Baldwin, écrivain américain qui n’a cessé de prêcher l’amour et le rapprochement fraternel des hommes, au-delà de toute distinction de cultures, d’origines et ce malgré les blessures du passé. Je l’ai choisi aussi car il m’évoque un moment décisif, qui est à la fois effrayant et profond. Souvent, au moment où on se perd, il nous est possible de bifurquer, de changer quelque chose en nous…. pour le meilleur ou pour le pire.
La musique joue un rôle très important. Comment avez-vous créé cette bande son ?
La musique du film est composée de plusieurs moments, assez hétérogènes dans le genre et les tonalités émotives. L’un des principaux est celui du début, avec la réinterprétation du second air de la Reine de la nuit de La Flûte enchantée de Mozart, conçue par le compositeur du film Othman Louati ; un travail rythmique, aussi d’imaginaire, avec des touches « SF», et un épilogue évoquant l’enfance, pendant qu’Alain regarde les étourneaux. Othman est un compositeur qui a une grande connaissance du répertoire classique, mais aussi un goût pour l’électronique, l’expérimentation contemporaine et la musique populaire. Il m’importait de travailler avec un compositeur éclectique, car il est question d’un dépassement de frontières dans le film, et la musique devait être approchée également dans cette direction. Dans l’appartement de Thomas par exemple, l’un des moments « SF » du film, nous avons amené des tonalités arabisantes, une contribution du compositeur Geoffroy Lindenmeyer, avec lesquels j’ai travaillé sur mes films précédents. L’univers de la science-fiction est un imaginaire très occidental. J’avais envie de perturber cet imaginaire culturel musical à ce moment du film où Thomas se perd lui même, où il se remet profondément en question.
Parlez-nous un peu de la cinématographie et des effets spéciaux.
Mon parcours de designer a été source d’inspiration pour l’esthétique du film, qui se déroule dans le milieu de la création industrielle. C’est un monde de formes, volumes, surfaces, matières. Le rapport entres ces données est toujours important au cinéma, mais là ils le sont d’autant plus. L’idée générale était de filmer les machines en suggérant leur vitalité, et les hommes comme de machines, aliénés par le travail, pris dans des automatismes. Au niveau des effets spéciaux, l’enjeu principal était de reproduire la sonde Voyager et les planètes du système solaire de façon réaliste, en allant chercher l’identification et l’émotion, plutôt que la distance. À côté des séquences dans l’espace, qui sont intégralement en images de synthèse, il y a eu d’autres interventions, plus simples, permettant d’intégrer des éléments dans les plans : comme la lune ou les étourneaux. Il était important pour moi de créer des points de contact entre la nature et les personnages du film, Alain et Thomas ; que leurs regards interrogent la nature à un moment, comme un mystère à percer.
Quelles sont vos sources d’inspirations cinématographiques ou autres ?
La démarche et le travail de Stanley Kubrick. Je pense en particulier à son Napoléon, le film qu’il n’a pas pu réaliser, mais dont tout le processus de documentation a été édité : correspondance, études de costumes, photos de repérage, versions de scénario, storyboard… Allemagne année zéro et Rome ville ouverte de Roberto Rossellini, aussi.
Quel est votre court métrage de référence ?
At Land de Maya Deren ou La Jetée de Chris Marker.
Que représente pour vous le festival de Clermont-Ferrand ?
C’est le festival qui en 2005 a présenté mon premier court métrage autoproduit Nuits closes. J’aime beaucoup ce festival et la façon dont il arrive à investir une ville entière, à mélanger professionnels et grand public. Je tenais particulièrement à revenir avec ce film, après tant d’années.
Pour voir Le Jour où j’étais perdu, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F10.