Lunch avec Al-sit
Entretien avec Suzannah Mirghani, réalisatrice d’Al-Sit
C’est une histoire très émouvante. Est-elle basée sur votre expérience personnelle ou celle d’une personne que vous connaissez ?
L’histoire du mariage arrangé racontée dans mon film Al-Sit est une histoire courante au Soudan et la norme pour de nombreuses familles soudanaises. Bien que je n’aie pas personnellement fait l’expérience d’un mariage arrangé, j’ai grandi dans cette culture et je connais beaucoup de jeunes filles dont les mariages ont été arrangés par leurs parents ou, plus particulièrement, par leurs grands-mères. Je me demande toujours ce qui se passe dans la tête d’une jeune fille quand la trajectoire de sa vie est choisie par d’autres qu’elle, et j’ai à ce sujet de nombreuses questions qui restent sans réponse : comment cette jeune fille fait-elle face à la situation ? Que désire-t-elle vraiment ? Comment se fait-il qu’une jeune fille n’ait pas son mot à dire mais que ce soit une autre femme, en l’occurrence sa grand-mère, qui ait le pouvoir de prendre la décision finale ? Comment passe-t-on, au cours d’une vie, du statut de jeune fille vulnérable et complètement sans voix à celui d’une matriarche investie d’une telle puissance et d’un tel prestige ? Ces questions sont au cœur de mon film, dans lequel j’explore les deux extrémités du spectre de la puissance des femmes dans la société soudanaise. La plupart des Soudanais ont une Al-Sit dans leur famille, qu’il s’agisse de leur propre grand-mère, de leur arrière-grand-mère ou d’une autre parente âgée. Le Soudan a une histoire très forte avec le matriarcat. Les aînées sont respectées au sein de la famille et de la communauté, et elles jouissent d’un pouvoir de décision est bien réel.
Vos acteurs sont particulièrement crédibles et livrent de fortes performances. Comment avez-vous procédé pour le casting ?
Les récents succès du cinéma soudanais, avec des films d’Amjad Abu Alala, Marwa Zein, Suhaib Gasmelbari, Hahooj Kuka et Mo Kordofani, ont créé un véritable buzz pour les auditions que nous avons organisées à la Sudan Film Factory, la principale plateforme dédiée au cinéma au Soudan et qui a été fondée par Talal Afifi. Nous avons été ravis de la réaction publique. Les auditions ont attiré beaucoup de personnes, qu’elles aient ou non eu une expérience préalable du jeu d’acteur. Les gens ont été galvanisés par la révolution soudanaise et la résurrection du cinéma soudanais après des décennies d’interdiction gouvernementale. Ils considèrent le cinéma comme une option de carrière très concrète et attrayante. Les plus jeunes acteurs – dont Mihad Murtada qui incarne Nafisa et Mohammed Magdi qui incarne Nadir – jouent tous pour la première fois. Lorsque j’ai vu Mihad Murtada pour la première fois, à l’audition, j’ai immédiatement su que « c’était elle ». Le Soudan regorge également d’acteurs professionnels talentueux, mais surtout dans le domaine du théâtre. Les personnages plus âgés sont tous incarnés par des acteurs de théâtre réputés, y compris la formidable Rabeha Mohammed Mahmoud qui joue Al-Sit, Haram Basher et Alsir Mahjoub qui jouent les parents de Nafisa, et une apparition de Abdalla Jacknoon qui joue le père de Babiker.
Pouvez-vous nous en dire plus sur le tournage dans cette région du Soudan ? Est-ce-que ça a été compliqué ?
Ceux qui travaillent dans l’industrie cinématographique naissante du Soudan ont coutume de dire que « Rien n’est simple au Soudan, mais au bout du compte, tout est bien qui finit bien ». C’est un de mes adages préférés. Nous n’aurions vraiment pas pu faire ce film sans la générosité et l’accueil que nous ont réservé la communauté du village d’Azaza et les habitants du quartier de West Giref à Khartoum. Les hôtels étant rares dans ou autour du village d’Azaza, nous avons été accueillis chez les habitants pendant toute la durée du tournage, et toute l’équipe a été logée dans une série de maisons du village. Faire Al-Sit a été bien plus que simplement tourner un film ; ça a été l’occasion d’apprendre à mieux connaître ces différentes communautés soudanaises, à la fois dans le village et à Khartoum. Comme l’industrie cinématographique en est encore à ses débuts et que les films réalisés au Soudan sont encore peu nombreux, Al-Sit a bénéficié du soutien d’une grande variété de personnes souhaitant voir le projet réussir. Tous les membres de ma famille ont contribué à la réalisation d’Al-Sit d’une manière ou d’une autre, de son financement à sa critique. On peut dire que la production d’Al-Sit a été un véritable effort de collaboration entre de nombreux individus et institutions. C’est devenu une sorte de curiosité communautaire et un projet collectif dans lequel chacun des membres du casting et de l’équipe a contribué d’une manière qui a largement dépassé le rôle qui lui était initialement attribué. Nous avons également eu la chance de recevoir une aide incroyable de la part de diverses institutions, dont la Sudan Film Factory qui a fourni toutes sortes de conseils et de soutien pratiques, ainsi que le Doha Film Institute qui a accordé au film une subvention de production qui a permis d’initier l’ensemble du processus de production.
Al-Sit est très critique envers l’intervention britannique dans le pays. Est-ce un sentiment largement répandu ?
Le Soudan a passé de nombreuses décennies sous le régime colonial britannique, et ce jusqu’à la première moitié du vingtième siècle. Ça a été une période d’exploitation éhontée y compris, et peut-être surtout, dans l’industrie du coton, et dont les effets se font encore ressentir aujourd’hui dans le pays. Beaucoup de personnes âgées, comme Al-Sit, ont eu des expériences négatives et portent encore les cicatrices de celles-ci, aussi bien littéralement que métaphoriquement. Les souvenirs traumatisants qu’Al-Sit a du colonialisme la rendent, aujourd’hui encore, résolument critique et suspicieuse envers les étrangers, d’où sa réaction très négative envers Nadir, le prétendant soudanais qui vit à l’étranger. Dans un twist intéressant qui met en lumière l’humour soudanais, certains célèbrent effectivement l’infrastructure moderne mise en place sous la domination britannique comme un moyen sournois de critiquer les échecs des gouvernements mis en place au Soudan depuis l’indépendance. Ma grand-mère et mon grand-père avaient souvent des disputes assez comiques sur la question de savoir qui, des Anglais – que la plupart des Soudanais appellent les colonisateurs britanniques – ou des différents gouvernements soudanais de la période postcoloniale, a le plus amélioré ou ravagé le pays.
Quel est l’avenir du format court métrage d’après vous ?
Je pense que l’intérêt pour le format court est constant et indépendant des tendances qui apparaissent dans l’industrie du film. Contrairement à la difficulté que représente la réalisation d’un long métrage, en particulier après le choc encaissé par l’industrie cinématographique mondiale en 2020 avec la pandémie du coronavirus, les courts métrages ont toujours été des projets plus « gérables » avec leurs équipes et leurs budgets plus modestes et ils constituent en cela un moyen idéal de raconter une histoire. Comme nous l’avons vu récemment, les conditions sont réunies pour une augmentation de la production de courts métrages, qu’ils soient professionnels ou amateurs. Tous mes jeunes neveux et nièces sont déjà experts dans l’utilisation de leurs téléphones portables et des médias numériques pour raconter leurs propres histoires, sous quelque forme que ce soit. Je suis toujours ébahie de penser qu’il m’a fallu des années pour apprendre à faire du cinéma, alors que les enfants de ma famille semblent tous être des cinéastes-nés et des talents autodidactes de par leur expérience quotidienne avec les médias numériques. Ils sont à la fois conteurs, cinéastes, monteurs, critiques, spectateurs… et à peine sortis de l’enfance.
Demain on reconfine, quels plaisirs culturels conseillez-vous pour échapper à l’ennui ?
Si les confinements de 2020, et désormais de 2021, ont rendu tout le monde fortement dépendant de la « consommation » de médias sous toutes leurs formes alors que les gens étaient contraints de rester chez eux, ces restrictions ont également été très productives pour de nombreuses personnes, qu’il se soit agi d’écrire cette histoire à laquelle vous pensiez depuis de nombreuses années ou de réaliser ce court métrage que vous aviez en tête mais pour lequel le temps vous manquait. Beaucoup de gens sont devenus créatifs comme par nécessité, et quelques grandes œuvres d’art ont vu le jour au cours de l’année passée. Il est particulièrement encourageant de constater que ces œuvres sont créées par des individus plutôt que par de grandes organisations. Cela montre que les gens peuvent toujours compter sur eux-mêmes pour se divertir et s’occuper en produisant du contenu créatif, mais qu’ils n’en ont jamais eu l’occasion. Récemment, j’ai réalisé un court métrage intitulé Virtual Voice, à la maison avec mon téléphone portable. C’est une chose que je n’aurais jamais faite s’il n’y avait pas eu le confinement et le besoin de création quasi compulsif qu’il a engendré. Il est, cependant, important de noter que bien que la disponibilité accrue des technologies numériques et le temps passé à la maison aient constitué pour certains une réelle opportunité de réaliser des films courts, cela ne peut en aucun cas minimiser l’angoisse personnelle et les bouleversements professionnels vécus par ceux qui n’ont pas l’équipement, les dispositions ou les moyens de s’adonner à de telles activités créatives.
Pour voir Al-Sit, rendez-vous aux séances I5 de la compétition internationale.