Dernier verre avec Affairs of the Art (L’art dans le sang)
Entretien avec Joanna Quinn et Les Mills, réalisatrice et scénariste de Affairs of the Art (L’art dans le sang)
Beryl est la protagoniste de plusieurs de vos films. Parlez-nous un peu d’elle. Qui vous a inspiré son personnage ? Comment celui-ci a-t-il évolué depuis que nous avons fait sa connaissance ?
À l’origine, Beryl était le personnage unidimensionnel d’une bande dessinée que Joanna a créée à l’école des beaux-arts. Dans Girls Night Out, le court métrage de fin d’études de Joanna marquant les débuts de Beryl, cette dernière se distingue parmi un groupe de jeunes ouvrières d’une usine locale. Ce soir-là, pour son anniversaire, elles assistent à un spectacle de danseurs nus. Les amies (et le public) découvrent alors une autre Beryl. Joanna a elle-même cherché l’idée du film en assistant au numéro d’un danseur nu. Ce fut l’élément déclencheur de l’évolution du personnage de Beryl : Joanna a décidé d’abandonner le stéréotype de l’employée d’usine et d’innover.
Beryl résulte d’un amalgame de plusieurs femmes proches de Joanna, dont sa mère. Joanna doit une grande partie du personnage de Beryl à son éducation, à la force de sa mère, à sa résilience et à son mépris de l’adversité. Une autre femme a influencé la personnalité de Beryl : elle servait les collations à l’école des beaux-arts. Joanna l’a souvent observée. Dans cet univers de jeunes étudiants branchés qui se la jouaient cool, cette femme était un constant rappel à la réalité, une présence maternelle « normale » et rassurante à laquelle on pouvait se confier.
Dans Body Beautiful, Beryl et ses amies travaillent dans une usine japonaise du Pays de Galles. Vu son surplus de poids, Beryl est constamment ridiculisée par son superviseur macho Vince, le tyran de l’usine. Mais elle ne tarde pas à le piéger en secret et, au grand plaisir des autres femmes, à triompher en l’humiliant. Beryl devient dès lors une anti-héroïne déterminée et imaginative, une superwoman des quartiers modestes.
Nous avons tous les deux travaillé en usine, Les dans une usine de boulangerie-pâtisserie et moi, dans une usine de laxatifs, puis dans une autre où l’on fabriquait des souvenirs du genre tours Eiffel miniatures. Body Beautiful se déroule dans une usine de téléviseurs et nous avons l’un et l’autre consacré beaucoup de temps à réaliser des études d’observation sur le terrain, c’est-à-dire à dessiner, enregistrer et filmer. La camaraderie et l’amabilité qui régnaient parmi ces jeunes femmes, principal effectif de ces usines, nous a beaucoup impressionnés. Tout comme le fait que les postes de direction revenaient systématiquement aux hommes.
Dans Dreams and Desires: Family Ties, Beryl s’achète une caméra vidéo. Désormais obsédée par le cinéma, elle l’utilise pour exprimer ses désirs, rêves et pensées dans un journal vidéo. Devenue « cinéaste par excellence », elle accepte de filmer le mariage d’une amie, saisissant l’occasion d’afficher son savoir-faire cinématographique. Les résultats se révèlent désastreux, mais désopilants. Beryl ayant développé l’obsession de maîtriser la réalisation, elle étudie avidement les techniques de documentaristes de l’avant-garde et de maîtres tels Vertov et Eisenstein, cherchant à transcender les limites qu’impose habituellement le genre « vidéo de mariage ». Son exploration audacieuse et créative connaîtra un dénouement catastrophique.
Comment choisissez-vous les voix dans vos films ?
Les rédige des profils de personnages détaillés décrivant leurs caractéristiques visuelles, habitudes, particularités et comportements. Je dessine ensuite des versions détaillées de chaque personnage, illustrant diverses expressions faciales, humeurs, habitudes physiques et excentricités. J’adore la synchronisation labiale : je m’observe longuement dans le miroir en m’utilisant comme modèle. Une fois entièrement satisfaits de l’aspect visuel d’un personnage, nous auditionnons des professionnels. Pour Body Beautiful, on nous avait recommandé l’actrice galloise Menna Trussler et nous avons su immédiatement que sa voix collait parfaitement à Beryl. Nous l’avons engagée pour les trois derniers films de Beryl. Nous faisons des répétitions et les enregistrons à titre de référence. Nous n’avons jamais engagé quelqu’un de vraiment célèbre dans les films de Beryl, ce que nous avons pourtant fait dans d’autres films ou dans les publicités télévisées.
Parlez-nous un peu de votre collaboration avec Les Mills ?
Nous collaborons étroitement depuis 1987 : Les m’avait aidée à préciser le concept de Girls Night Out et à terminer le film. En 1989, nous avons lancé notre entreprise, Beryl Productions International, au Pays de Galles. Nous trouvons parfois ensemble les idées de départ d’un film, mais elles viennent surtout de Les. Il rédige ensuite le scénario et le profil des personnages, l’équivalent de ma vision dessinée des personnages et des décors qui viendra compléter le scénarimage. Je suis très conservatrice et j’hésite à expérimenter. Travailler avec Les m’apporte beaucoup en raison de son esprit ouvert et de son audace : ses idées sont nettement plus larges et plus étranges que les miennes. Quand il a rédigé la première version du scénario, j’effectue une mise en images. Si j’affirme « je ne saurai pas dessiner ça », il me suggère un autre angle d’attaque. Travailler ensemble est parfois pénible, parce que lui devient très enthousiaste et moi, de plus en plus négative. Je finis par déclarer que ce n’est pas possible, tout en sachant que cela se fera. Les observe toujours mon animation d’un œil critique, ce qui est bien, parce que cela m’oblige à rester vigilante. Il m’incite à conserver le dynamisme, la fluidité du mouvement et la vigueur du trait, parce que ce sont selon lui d’importantes qualités que les gens admirent dans mes dessins et ma technique d’animation. Il tâche de veiller à ce que je conserve cette fluidité et cette énergie tout au long du film. Mais cela n’a pas été sans peine dans certaines parties de L’art dans le sang, car il y a beaucoup de scènes d’intérieur où l’action et la communication sont très limitées. Nous nous disputons parfois parce que Les se soucie davantage de l’espace, dans une scène, alors que ma principale obsession, ce sont bien sûr les personnages. Nous finissons toujours par nous entendre !
Le nombre de courts métrages provenant du Royaume-Uni semble décroître, dans les festivals. Qu’avez-vous vécu, à titre de réalisateurs de ce type de films ? Constatez-vous un changement, quant au soutien ou à la reconnaissance qu’on témoigne au court métrage dans votre pays ?
Le financement a nettement diminué au Royaume-Uni depuis nos débuts de cinéastes. Durant les années 1980 et 1990, de nombreuses sources offraient du financement, surtout les stations de télévision bien informées comme Channel 4 UK et Channel S4C au Pays de Galles. Même la BBC s’empressait d’accorder des fonds aux jeunes talents innovateurs. Nous avons eu beaucoup de chance : nous étions là au bon moment et nous avons pu obtenir du financement de S4C jusqu’au début des années 1990. Un autre secteur offrait du financement : celui des publicités télévisées. Avant la révolution numérique, les entreprises sollicitaient souvent de jeunes animateurs très créatifs pour vendre leurs produits à la télé. Nous avons en grande partie financé L’art dans le sang avec l’argent des publicités télévisées qu’a réalisées notre entreprise, essentiellement en Amérique du Nord. Nous avions conservé cette somme pour nos productions futures.
Quel est selon vous l’avenir du court métrage ?
L’unique aspect positif, maintenant, est la possibilité de voir les courts métrages en ligne : le public de partout a accès aux œuvres. Reste à leur attribuer une valeur monétaire ! Il faudrait peut-être jumeler un court métrage à chaque long métrage présenté au cinéma, comme c’était le cas en Grande-Bretagne durant les années 1950 et 1960.
Si le confinement reprenait, quels plaisirs culturels ou artistiques recommanderiez-vous pour tromper notre ennui ?
Nous sommes en confinement presque complet depuis mars 2020 ! Nous avons assisté à des festivals de cinéma en ligne, présenté des exposés et des cours virtuels. J’ai gardé la forme en dessinant en direct. Nous avons une séance de jazz hebdomadaire sur Zoom avec des étudiants du Royal Welsh College of Music and Drama. Cela nous garde sains d’esprit ! Sur une note moins culturelle, nous écoutons quotidiennement l’émission Judge Judy en cuisinant ou en mangeant (la télé de la cuisine capte seulement deux chaînes). Je dessine aussi la palette de mécréants colorés qu’on voit durant l’émission : excellent pour l’étude de personnages !
Pour voir Affairs of the Art (L’art dans le sang), rendez-vous aux séances de la compétition internationale I8.