Breakfast avec Bolo Raz Jedno More… (Autrefois, il y avait une mer…)
Entretien avec Joanna Kozuch, réalisatrice de Bolo raz jedno more… (Autrefois, il y avait une mer…)
Qu’est-ce qui vous a incitée à tourner un film sur la situation dans la région de la mer d’Aral ? Pouvez-vous nous parler du contexte de votre visite sur les lieux ?
L’idée m’est venue pendant mon voyage de six semaines en Asie centrale en 2008. Quand je suis arrivée dans la ville étrange et surréelle de Moynaq, un port sans mer, je me suis souvenue des mots de Ryszard Kapuściński : « (…) la plus banale des réflexions me vint en tête : rien, pas même la plus grande absurdité, n’est inaccessible à l’inventivité humaine. » C’est le 26 septembre 2008 que je me suis retrouvée sur la rive avec le Capitaine, à contempler la morne surface désertique semée des épaves d’immenses bateaux de pêche. « Ça, dit-il entre deux bouffées de cigarettes, en pointant l’une des épaves, c’est le bateau où j’ai travaillé pendant plus de vingt ans. » Il m’a parlé du port grouillant d’activité, la fierté de l’industrie de la pêche d’Ouzbekistan, qui se trouvait à l’endroit où nous étions. À travers la brume de sa cigarette, j’observais avec étonnement le cimetière de bateaux. Ce qui avait été un jour l’un des quatre plus grands lacs du monde et qu’on appelait la mer d’Aral, n’est plus aujourd’hui, grâce aux grands projets soviétiques, qu’un désert toxique nommé Aralkum. Le plus gros de la mer s’est asséché. Les pêcheurs ont perdu leur travail, les usines ont fermé, et une base militaire soviétique secrète (destinée à des essais d’armes biologiques) a disparu également. Seul le désert s’accroît, et des cristaux de sel scintillent sur ce qui était auparavant le fond marin. Je savais que je voulais faire un film sur cet endroit et sur ces gens. Sur les gens qui doivent faire face aux conséquences de mauvaises décisions politiques.
Comment avez-vous procédé pour transformer les personnes rencontrées sur place en personnages animés ?
Les histoires de mon film sont vraies. Mais pas les personnes. J’ai créé les personnages de mon film en faisant un collage des gens rencontrés en voyage, en assemblant plusieurs personnes en une seule. Par exemple, Svetlana, c’est un collage d’une vieille femme qui travaillait à la conserverie, y a perdu son œil, et était restée à Moynaq parce qu’elle n’imaginait pas d’autre endroit où aller ni d’autres gens à rencontrer ; et d’une autre femme qui m’avait montré des vieilles photos du bus bondé qui a relié Nikus et Moynaq chaque jour pendant 10 ans. Le Capitaine est une vraie personne, morte il y a quelques années. C’est une figure bien connue des voyageurs. J’ai lu beaucoup de descriptions de son histoire et elles étaient toutes semblables sans jamais être les mêmes. Dans mon film, on voit la version que j’ai entendue de sa bouche. Sergei, c’est celui qui m’a emmené au bord de la mer avec son fils (en fait, ses deux fils). Mais nous ne sommes pas allés sur l’île de la Renaissance – c’est un autre endroit et une autre histoire, que trois autres personnes m’ont racontée. Gulshat est la dernière gérante d’hôtel à cuisiner réellement de la soupe, et en fait, elle a quitté Moynaq, mais Gulshat ne m’a jamais raconté pourquoi la mer s’était asséchée, cela, je le tiens de deux autres personnes. Gulshat ne m’a parlé que des ressources limitées en gaz et en eau… En 2018 son hôtel n’avait plus du tout le même aspect et deux nouveaux gérants, et la ville avait beaucoup changé. Mais c’est une autre histoire, racontée dans la version de 26 minutes réalisée pour la télévision. Il n’y a que les tovaritchs qui sont purement fictionnels (hélas, je ne connais pas de membre de l’administration soviétique), mais tout, même les idées les plus folles qu’on entende, est réel.
Pouvez-vous nous parler de la technique d’animation utilisée ?
La conception artistique de mon film est un mélange entre animation 2D, image par image de dessin sur sable, et des photos de Moynaq en timelapse. J’ai aussi utilisé des aquarelles, des prises de vues d’encre dans un aquarium et de ciels près de Varsovie, quelques linogravures, et j’ai mixé le tout sur ordinateur.
Y a-t-il un court métrage qui vous a particulièrement marquée ?
Father and Daughter (Michaël Dudok de Wit), Blind Vaysha (Theodore Ushev), Tuning Instruments (Jerzy Kucia), Daughter (Daria Kashcheeva).
Selon vous, qu’et-ce qui fait un bon film ?
Un bon film doit être… bon ! Ce que j’aime, c’est quand un film m’envoie des réflexions, me réfléchit moi et me fait réfléchir sur le monde qui m’entoure, la réalité autour de moi. J’aime quand le ou la cinéaste me pose des questions difficiles (mais sans me donner de réponses toutes faites). J’aime quand le film résonne longtemps en moi…
Pour voir Bolo Raz Jedno More… (Autrefois, il y avait une mer…), rendez-vous aux séances de la compétition internationale I6.