Dîner avec Khadiga
Entretien avec Morad Mostafa, réalisateur de Khadiga
Le personnage de Khadiga s’inspire-t-il d’une de vos connaissances ? Qu’est-ce qui vous a poussé à raconter son histoire ?
Nous connaissons tous le personnage de Khadiga : elle existe dans toutes les sociétés, même si c’est sous un visage différent. J’ai décidé de raconter son histoire parce qu’elle me touche énormément. J’y pense depuis des années, mais j’ai dû attendre d’être suffisamment courageux pour la porter à l’écran, car c’est un sujet très sensible, encore tabou. Cette histoire s’inscrit aussi dans la continuité du travail accompli dans mes trois films. Chacun d’eux possède un élément choquant, et ce choc n’est que plus grand de film en film, même si le plus troublant d’entre eux reste Khadiga. Tout vient de l’idée du film en elle-même et de l’événement fugace qui explose au milieu du court métrage. Khadiga raconte le parcours d’une jeune fille, pendant une journée tout à fait ordinaire, du moins en apparence, car sous la surface se cache un véritable volcan. Avec son bébé dans les bras, Khadiga rend visite à plusieurs personnes, se déplace d’un lieu à un autre, au milieu de la foule et du vacarme des rues du Caire et ressent une certaine pression sociale. Un événement survient et défie toutes les interprétations logiques possibles : c’est un acte qui stimule davantage les sensations que l’esprit. Réaliser un film aussi cruel et choquant, mais aussi sensible et empli d’humanité a représenté un grand défi. J’avais l’habitude de voir des personnes comme Khadiga à la télévision ou dans les journaux subir un acte qui, comme je l’ai dit plus haut, dépasse l’entendement. Leur réaction maternelle à cet événement était toujours à retardement, comme si elles appartenaient à d’autres réalités temporelle et spatiale et qu’elles se réveillaient après coup. Le volcan peut rester endormi pendant des années, puis finir par entrer en éruption à cause de la pression.
Comment avez-vous trouvé l’actrice qui l’interprète ?
J’ai toujours préféré travailler avec des non-acteurs, car ils sont authentiques, ils ne sont pas formés à certaines méthodes de jeu : leurs sentiments sont plus vrais et plus proches de la réalité. Ils parlent comme s’ils étaient eux-mêmes, de manière spontanée, et se concentrent sur les émotions qu’ils partagent avec le personnage qu’ils incarnent. Comme je travaille sans scénario, je préfère leur raconter le film, pour qu’ils le comprennent plutôt qu’ils ne le mémorisent. Malak, qui joue le rôle de Khadiga, n’est pas actrice et il s’agit de sa première expérience devant la caméra. Je l’ai trouvée magnétique lors de notre première rencontre au casting : ses yeux laissaient voir de nombreux sentiments troublés. Elle ressemble beaucoup à son personnage et vit dans le quartier où se déroule l’action. Au début des répétitions, qui ont duré près de deux mois, je lui ai raconté le film et il l’a profondément touchée. Devant la caméra, elle a fait preuve de spontanéité et de calme, et m’a beaucoup surpris.
Comment s’est passé le tournage dans les rues du Caire ?
C’est toujours compliqué et épuisant de tourner dans les rues du Caire, mais je trouve cela très intéressant car cela vous transporte au moment et sur le lieu de l’action et donne un sentiment de crédibilité à la narration des événements et à la restitution du lieu. Khadiga appartient au genre des « road movies » ou des « films urbains ». L’agitation et l’effervescence de la ville aident à renforcer les facteurs de pression sur le personnage. Le tournage dans les rues s’est passé de manière naturelle et nous n’avons pas rencontré de problèmes car j’ai utilisé une petite caméra pour filmer une jeune fille isolée qui ne faisait que porter son bébé. Cela n’a pas attiré l’attention des passants car ils préfèrent les scènes avec une véritable star. J’aimerais cependant remercier les habitants de la région d’Embabeh où nous avons tourné la totalité du film.
Votre dernier film se concentrait aussi sur des personnages féminins et sur leurs expériences. Pouvez-vous nous en dire plus ? Quels sujets aimez-vous aborder en tant que réalisateur ?
J’ai toujours trouvé les personnages féminins inspirants. Je suis fils unique et je vivais avec ma mère jusque très récemment. Elle m’a toujours raconté des histoires sur les femmes et j’ai toujours vu le monde à travers leurs yeux. Cela a eu un impact important sur moi. Même mon premier film, Hennet Ward s’intéressait à une expérience personnelle vécue aux côtés de ma mère lors d’une cérémonie du henné. Je me suis toujours intéressé aux sujets liés à la société égyptienne moderne, aux préoccupations des personnes défavorisées, à la pression sociale qu’elles subissent, aux relations que nouent les individus entre eux et avec le reste de la société. Après la révolution, la société égyptienne a connu des changements sociaux et culturels qui sont bien visibles : elle était caractérisée par une certaine authenticité et stabilité et était moins violente qu’aujourd’hui, moins oppressive et moins rancunière. C’est ce que je cherche à raconter dans mes histoires, et petit à petit cela se fond dans les préoccupations et les rêves des personnages et touche les spectateurs, quels que soient leurs genre et nationalité. Je suis certain que cela se ressent quand on regarde mes trois films à la suite. Il est possible que les films reflètent ma personnalité ainsi que mes opinions et préoccupations en tant qu’homme, même si c’est au travers de l’histoire d’une femme. Dans mes films précédents et à venir, les lieux, les autres personnages et les circonstances entourant les événements sont des héros à part entière. À l’origine, j’avais écrit trois histoires difficiles dans lesquelles je tentais d’interroger les changements sociaux survenus dans nos idéologies et notre société et qui ont affecté les enfants et les hommes, et pas seulement les femmes. J’ai réalisé ces trois courts métrages dont je suis très fier et ils ont tous été sélectionnés pour le fantastique festival de Clermont-Ferrand.
Y a-t-il un court métrage qui vous a particulièrement marqué ?
De nombreux films et courts métrages m’ont plu et marqué ces dernières années, comme Skin de Guy Nattiv, Da Yie d’Anthony Nti ou encore Cadeau de Noël de Bogdan Mureșanu. Leurs points communs : ils suscitent de fortes émotions et possèdent une forme de narration intéressante qui me parle beaucoup. En ce qui concerne la production égyptienne, j’aime beaucoup les films réalisés par mon ami Sameh Alaa parce qu’ils possèdent les caractéristiques citées plus haut. Ils comptent parmi mes films préférés et je suis ravi que nous appartenions à la même génération.
Selon vous, qu’est-ce qui fait un bon film ?
Le fait qu’un film persiste dans la mémoire du public pendant longtemps, et qu’il vous interpelle et fasse réfléchir.
Pour voir Khadiga, rendez-vous aux séances de la compétition internationale I5.