Lunch avec Tchau tchau
Entretien avec Cristèle Alves Meira, réalisatrice de Tchau tchau
Dans quel contexte vous est venue l’envie de réaliser Tchau tchau ?
Ce film est né dans un contexte particulier, au moment où le monde s’est arrêté, en mars 2020. Il est né d’un sentiment d’urgence, d’un besoin de raconter ce moment si étrange de notre histoire où une pandémie nous a coupé d’un rite fondamental de la civilisation humaine : celui de nous rassembler pour enterrer nos morts. Chaque jour on comptait nos morts dans la presse. Un décompte macabre qui m’a frappée. J’ai découvert avec stupéfaction le témoignage de ces familles qui n’avaient plus le droit d’aller visiter leur malade à l’hôpital ou de voir une dernière fois leur proche défunt. Dans plusieurs pays, organiser des funérailles a été rendu impossible. Il a donc fallu s’adapter. C’est dans ce contexte que les familles ont commencé à se réunir sur Zoom et à organiser des funérailles virtuelles. C’était même un service proposé par les pompes funèbres. J’ai vécu cette situation indirectement, lorsqu’une amie de mes parents est décédée. D’origine portugaise, émigrée en France, son souhait était de retourner dans son pays à sa mort. Le rapatriement des défunts étant rendu impossible, sa dépouille a été conservé des semaines dans une chambre réfrigérée, affectée aux nombreux morts en attente d’asile. Son attente de funérailles s’est encore prolongée car, après l’ouverture des frontières, une fois arrivée dans son village au Portugal, il a fallu attendre encore pour pouvoir bénéficier d’une messe. Attendre que les mesures sanitaires permettent aux prêtres d’officier et que les cimetières ouvrent leurs portes. Cette attente a duré plusieurs mois. À titre personnel, mes parents sont restés bloqués au Brésil, pendant le 1er confinement, nous avons alors vécu une relation à distance. L’angoisse de ne plus jamais se revoir m’a définitivement convaincue qu’il fallait tourner ce film. C’est dans un acte presque primitif que j’ai mis en scène la mort de mon père, une façon de conjurer le sort. Nous étions confinés donc il fallait faire avec ceux qui m’entouraient. J’ai filmé à la maison, en famille. J’ai mis en scène mon père qui était alors réellement confiné au Brésil dans sa relation avec ma fille. Une caméra intime où l’on ne sait plus si on est dans la fiction ou le réel. Même si d’apparence documentaire, le film glisse petit à petit dans la fiction…
Avez-vous une préférence entre le film documentaire et la fiction en général ? Qu’est-ce qui a joué dans la décision pour ce film en particulier ?
Une de mes obsessions c’est de raconter des histoires et de les filmer en étant pleinement dans le réel. C’est sans doute lié à mon expérience de spectatrice qui aime croire à ce qu’on lui raconte, ne plus savoir si c’est vrai ou faux. Je réalise Tchau tchau, contrainte de faire avec les moyens du bord, avec les gens qui m’entourent, c’est ce contexte de confinement qui m’incite à abolir complètement la frontière entre réalité et fiction et à interroger la matière biographique. À l’image c’est ma famille et moi-même alors on se demande si s’est réellement passé ? Le dispositif léger embarque le spectateur dans un endroit très intime, il pénètre un espace privé, secret, interdit et interroge au passage l’envie de pénétrer la vie des autres.
Qu’est-ce qui vous donnait envie de traiter le rapport aux actes rituels ? Vous étiez-vous déjà intéressée aux pratiques funéraires ?
Quand j’étais petite, j’avais très peur des fantômes. Pendant longtemps, je ne pouvais pas dormir toute seule. La mort me terrorisait, surtout celle de mes proches. Carlos Saura disait « qu’il faisait du cinéma pour se libérer des fantômes. » Moi, c’est pareil. Quand je fais un film j’ai envie d’aller voir ce qui se cache sous l’apparence des choses, au-delà du visible. Notre connaissance est tellement limitée, c’est impossible de tout rationaliser. Quand ma fille de 8 ans me demande : « On va où quand on est mort ? » Je suis bien embêtée pour lui répondre. Parce que la mort qui s’ouvre sur le néant, c’est une vision minoritaire à travers le monde. Elle s’est imposée chez nous avec une telle force que c’est devenu une conviction. En fait, on n’en sait rien. C’est le plus grand mystère de la vie. Cette question de la vie et de la mort, avec sa part d’énigmes et d’inconnus, est ce qui me pousse à vouloir faire du cinéma, pour questionner la part secrète des choses, le hors champ. Parce que seul le cinéma a le pouvoir de rendre acceptable la mort. Dans Tchau tchau et dans mon premier long métrage Bruxas (2022), j’aborde la mort, de façon directe et frontale, parce que j’ai du mal à comprendre le tabou qui rôde autour de ce sujet. On devrait pouvoir parler de la mort plus facilement, sans que ce soit plombant ou que ça mette mal à l’aise. La mort est chargée de belles choses aussi, les rituels qui l’accompagnent et les émotions qu’elle suscite sont belles. Il y a une part de sacré dans la mort qui est fascinante et très inspirante.
À quel point l’âge de la petite-fille était-il important ? Envisagez-vous de réaliser d’autres films sur la perception et l’expression des enfants ?
Dans Tchau tchau ce qui m’intéresse dans l’âge de la petite fille (8 ans) c’est le fait qu’elle soit isolée dans le territoire de l’enfance, qu’elle vive ses émotions en décalée de celles de sa mère. Elle ressent la nostalgie et le manque de son grand-père alors elle élabore ses propres rituels, elle créé un totem et lui écrit un poème, c’est une façon pour elle de ré-enchanter son espace vital, de ramener du merveilleux en contraste avec cette façon désincarnée qu’ont les adultes de se rassembler sur Zoom pour des funérailles virtuelles. La petite fille fait preuve d’une certaine capacité d’imagination, elle déforme le réel et s’invente une manière d’être au monde. Elle ne ressent pas encore cette angoisse du devenir, même si elle doit surmonter sa peine.
Y a-t-il un court métrage qui vous a particulièrement marquée ?
La Balade du batracien de Leonor Teles m’a particulièrement marquée. Son récit empreint de fable est un acte politique où elle revient sur un phénomène xénophobe au Portugal. J’ai été aussi particulièrement touchée par le 1er film de Hanxiong Bo Drifting qui traite des dérives de la politique de l’enfant unique en Chine. Il y a très peu de dialogues et beaucoup de lyrisme dans sa façon d’aborder son sujet.
Selon vous, qu’est-ce qui fait un bon film ?
Je crois que ce qui fait un bon film est d’abord lié à l’empreinte qu’il laisse. Il y a des films qui nous accompagne toute une vie parce qu’ils ont bougé quelque chose en nous. Je me méfie des films trop spectaculaires qui usent des effets pour manipuler nos émotions. Je crois que les plus grandes mises en scène au cinéma sont celles qui ne se voient pas.