Dernier verre avec Nantong Nights (Une nuit à Nantong)
Entretien avec Emma Qian Xu et Leopold Dewolf, coréalisateurs de Nantong Nights (Une nuit à Nantong)
Quel a été le point de départ de Nantong Nights ?
Emma : Nantong Nights est d’abord né d’une envie de réaliser un film sur ma ville natale, Nantong, et ses transformations. C’était un projet que j’avais depuis un certain temps. Ma ville, comme de nombreuses villes chinoises, a radicalement changé au cours des dernières années. Chaque fois que j’y retourne, c’est comme un « mini-choc » pour moi. Le protagoniste du film explique en voix off qu’il ne reconnaît presque plus cette ville qu’il a connue autrefois. C’est un sentiment que je partage et je crois que beaucoup de jeunes gens de ma génération le partagent aussi. Derrière Nantong Nights, j’avais donc ce désir de réaliser un film qui évoquerait ces mutations urbaines en arrière-plan. Pour cela, nous souhaitions emprunter la voie du film noir. J’étais notamment inspirée par Chinatown qui raconte l’expansion de Los Angeles derrière son histoire policière.
Léopold : L’idée du film nous est venue sur place. Il s’agissait de ma première fois en Chine (c’était l’été avant la pandémie) et j’observais ce pays avec mes yeux émerveillés d’Européen. J’ai d’abord été frappé par le nombre considérable de chantiers en Chine s’étendant parfois sur des kilomètres (en comparaison, ma ville natale, Paris, m’a semblé figée dans le temps !). Un soir, nous traversions Nantong en scooter et Emma m’a montré du doigt un homme sur une sorte de trottinette électrique, exactement comme celle du film. Elle m’a expliqué que cet homme était un « e-driver », c’est-à-dire un chauffeur qui conduit les voitures des autres lorsqu’ils sont ivres. J’ai trouvé le concept amusant, surtout que je n’avais rien vu de tel en Europe. Puis Emma et moi avons commencé à imaginer ce qui se passerait si un e-driver était amené à se retrouver dans la voiture d’un client un peu louche…
La mise en scène de Nantong Nights adopte les codes du film noir. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la mise en scène ?
Emma : On peut apprendre beaucoup de choses sur quelqu’un en observant simplement sa voiture. À l’opposé d’un chauffeur de taxi classique, le travail d’un e-driver oblige celui-ci à entrer dans l’espace privé de son client. Un homme ivre, le milieu de la nuit, et un travail qui vous coince dans l’intimité d’un inconnu : voici pour moi la recette idéale pour fabriquer un film noir. D’un point de vue de mise en scène, cela nous a permis de raconter l’histoire comme une enquête policière. Nous avons adopté le point de vue du chauffeur, qui découvre — en même temps que le spectateur — les indices un à un dans la voiture.
Léopold : Cette histoire m’a tout de suite enthousiasmé car elle offrait la possibilité d’utiliser les codes du film noir : une voix off, des contre-plongées, l’ambiance nocturne, des silences, un néon qui grésille… sans oublier une cigarette clouée au bec du héros ! Ce que j’aime dans le cinéma de genre c’est qu’il permet de parler d’une réalité d’une façon détournée. Ainsi, j’ai vu dans les chantiers vides de Nantong la nuit un vrai décor de polar, ainsi qu’une façon d’évoquer en creux l’urbanisation rapide de la Chine. Le film était aussi un vrai plaisir de découpage. Plutôt que de privilégier des plans-séquences, nous avons volontairement morcelé l’action plan par plan, en ayant toujours en tête comment maximiser le suspense au montage.
Quels sont les défis et les avantages d’une co-réalisation ?
Emma : Une co-réalisation possède ses défis, comme parvenir à résoudre d’éventuels désaccords artistiques ou problèmes de communication. Pour moi, la confiance est la clé pour surmonter ces challenges et trouver des compromis. Cette confiance entre nous était déjà établie grâce à notre collaboration précédente. Créativement, co-réaliser, c’était faire ensemble un ping-pong d’idées qui nous permettait d’éliminer rapidement les mauvaises et d’améliorer celles restantes. Sur le tournage, c’était aussi la possibilité d’être complémentaires en se répartissant les tâches : je me suis davantage occupée de la direction d’acteur et Léopold s’est plus concentré sur la mise en scène.
Léopold : En plus des défis dont parle Emma, ma situation était un peu particulière, car je dois connaître dix mots de chinois ! Emma était donc la seule personne avec qui je pouvais communiquer sur le plateau. Heureusement, le rythme du tournage était si effréné que nous n’avions pas vraiment le temps de ne pas être d’accord ! J’ai vécu notre duo comme une vraie force : si l’un de nous fatiguait, l’autre pouvait prendre le relais. Enfin, un dernier avantage : la méthode « good cop, bad cop ». Emma était la « good cop » avec les acteurs ; moi le « bad cop » lorsque je donnais à Emma mes commentaires sur la prise et qu’elle devait les expliquer aux acteurs !
Comment s’est passée la coproduction entre la Chine et la France ? Pouvez-vous nous dire quelques mots sur ces choix ?
Emma : J’ai grandi en Chine et je vis en France depuis sept ans, un pays qui n’est pas le mien, mais auquel je me sens beaucoup attachée. Après avoir étudié le cinéma à Paris, l’envie de réaliser un projet de coproduction franco-chinois s’est imposée naturellement. Je venais aussi de co-écrire et de produire le court métrage de Léopold, intitulé Le Rideau, que nous avions tourné à Paris. Notre complicité artistique s’étant confirmée, nous souhaitions tenter une première expérience de co-réalisation, cette fois-ci en Chine. Nous avons recruté les acteurs et l’équipe de tournage sur place. On a été touchés par la générosité de jeunes cinéphiles chinois qui nous ont apporté leur aide et prêté leur matériel sans rien attendre en retour alors que nous ne les avions jamais rencontrés. La postproduction s’est ensuite déroulée à Paris avec une équipe française.
Léopold : Emma et moi écrivons ensemble mon premier long métrage dont l’histoire se déroule entre la France et la Chine. Co-réaliser Nantong Nights était l’occasion de créer un pont entre nos cultures dans une logique similaire au long métrage. C’était aussi l’occasion d’allier nos deux points de vue : celui d’Emma sur sa propre ville et le mien, celui d’un étranger en Chine. Nous avons écrit, préparé et tourné Nantong Nights en environ une semaine. Cet emploi du temps serré nous a permis de garder une certaine spontanéité tout au long, comme si nous prenions une photographie instantanée de cette ville. Enfin, la France a joué un rôle dans la distribution : grâce à notre producteur associé (Antonin Ehrenberg, Patafilm) et notre distributeur (Shortcuts), le film a pu trouver une visibilité qui a dépassé nos attentes.
Quel est l’avenir du format court métrage d’après vous ?
Emma : C’est en regardant les grands classiques du cinéma quand j’étais ado que j’ai eu envie de fabriquer des films. Mais ces rêves peuvent être intimidants, d’autant plus que dans l’environnement où j’ai grandi, un métier artistique n’est pas vraiment encouragé. J’ai vu le court métrage comme l’opportunité pour mettre à l’épreuve mon désir de cinéma. Je pense que le court-métrage continuera à jouer son rôle d’incubateur de talents aussi longtemps que le monde du cinéma et de l’audiovisuel existe. C’est grâce au court métrage que les cinéastes de demain trouvent le courage de poursuivre leur passion. Pour moi, cela a été la manière la plus accessible d’affirmer mon envie et ma détermination de me lancer dans une carrière « d’artiste fauchée » selon ma famille.
Léopold : En plus d’être un tremplin pour le long métrage, je vois aussi le court métrage comme une fin en soi. Haruki Murakami, un de mes auteurs préférés, explique qu’il prend plaisir à alterner nouvelles et romans. Voilà pour moi un rêve de cinéma : alterner courts et longs. Lorsqu’une idée de film me vient, c’est l’idée elle-même qui me dicte sa durée, certaines histoires étant faites pour durer quelques minutes et d’autres deux heures. Pour moi, il y aura toujours besoin des deux. Je vois aussi le court métrage comme un espace de liberté privilégié pour prendre des risques. Par exemple, And so we put the goldfish in the pond, un court métrage de Makoto Nagahisa, fait preuve d’une audace que j’ai rarement vue en dehors du format court. Une telle audace me rend très optimiste sur l’avenir du court métrage !
Demain on reconfine, quels plaisirs culturels conseillez-vous pour échapper à l’ennui ?
Emma : Le confinement m’a offert l’occasion de ralentir et de me rattraper sur tout ce que je m’étais promis de faire, mais je n’avais jamais le temps. Je me suis lancée dans l’apprentissage du piano. Quoi de mieux pour échapper à l’ennui que de la musique ? Pour reprendre l’espagnol, je me suis mise à écouter mes films préférés que je connais par cœur doublés en espagnol en faisant le ménage. Et enfin, un marathon de la saison 3 de Twin Peaks a été un vrai plaisir !
Léopold : Pendant le confinement, je me suis évadé grâce aux nouvelles de Murakami (L’éléphant s’évapore, Saules aveugles, femmes endormies), quelques films de jeunesse de Wim Wenders (Alice dans les villes et surtout Au fil du temps), et une bonne dose de films noirs (Le Troisième homme, Le Faucon maltais, Le Port de la drogue…) C’est un bon cocktail, je le recommande !
Pour voir Nantong Nights (Une nuit à Nantong), rendez-vous aux séances de la compétition internationale I4.