Breakfast avec Masel Tov Cocktail (Cocktail Mazel Tov)
Entretien avec Arkadij Khaet and Mickey Paatzch, coréalisateurs de Masel Tov Cocktail (Cocktail Mazel Tov)
Votre court-métrage traite de questions d’identité et de stéréotypes. Qu’est-ce qui vous a poussé à faire un film à ce sujet ?
C’était notre projet de troisième année en école de cinéma. C’est la tarte à la crème des études de cinéma : « Puisez dans votre propre vie et faites-en un film. » Du coup, tout a commencé par cette idée : Qu’est-ce que ça fait d’être juif en Allemagne ? Comment rendre compte de ce vécu à travers un mélange de statistiques, d’extraits documentaires, de monologues et d’archétypes dans le dialogue germano-juif. On s’est demandé ce que les allemands savaient vraiment sur les juifs, est-ce qu’on saurait dire cinq choses sur le sujet qui ne soient pas Hitler, l’Holocauste, Israël et l’antisémitisme ? Le problème c’est qu’on ne parle des juifs en Allemagne que lorsqu’on évoque l’holocauste ou de l’antisémitisme. Les allemands n’ont qu’une seule perspective bien précise sur les juifs : nous sommes coupables, et eux ce sont les victimes. Et les allemands abordent toujours la culture juive avec ce contexte en tête… si tant est qu’ils l’abordent. Les juifs ont un rôle prédéfini en Allemagne. Le « bon » juif est un juif qui soulage l’allemand de ce poids qu’il porte sur les épaules et lui assure que c’est bon, que les allemands sont « gentils » maintenant, et qu’on peut être juif et vivre sa vie en toute sécurité en Allemagne aujourd’hui et y prospérer. Le « mauvais » juif est un juif agressif qui ne rentre pas dans ce moule. En Allemagne, des générations entières ont été éduquées dans l’idée que les juifs sont des victimes et rien d’autre. Les gens n’ont pas l’habitude de parler à des juifs ou d’apprendre à la connaître. Ce qui fait qu’un juif sera sans cesse confronté à ces stéréotypes. Et bien sûr, on voulait parler de la communauté juive russophone en Allemagne, dans laquelle Arkadij a grandi et dont font partie la majorité des juifs qui vivent ici. Nous avions envie de faire un film divertissant et valorisant ; un film qu’on ne regarde pas seulement parce qu’il parle d’un sujet important, mais parce qu’il nous fait passer un bon moment en soi.
Le personnage principal s’adresse souvent au spectateur au cours du film. Pouvez-vous nous expliquer ce choix de mise en scène ?
Avant de s’attaquer au travail d’écriture scénaristique classique, on avait des pages entières de monologues prononcés par Dima. Dima se contentait de parler de son point de vue, de ce qu’il ressent et de ce qu’il pense des allemands, des juifs, de la culture de commémoration et de l’antisémitisme. Quand on a commencé à écrire, on était parfaitement au clair sur le fait qu’on ne voulait pas transformer ces monologues en scènes, mais qu’on voulait essayer de laisser Dima s’adresser directement au public. Jusqu’alors, on n’avait jamais fait que des films narratifs classiques, c’était donc un peu expérimental pour nous de jouer avec le quatrième mur. Ça nous a demandé ensuite beaucoup de travail de répétition et de trouver un concept caméra bien défini pour que le tout rende bien.
Pourquoi est-il important de raconter cette histoire d’un point de vue juif, dans la société actuelle ?
Qu’est-ce que c’est que cette question ? Toutes les perspectives sont importantes et méritent d’être racontées, en particulier celles qu’on ne rencontre pas au quotidien. Le point de vue juif a longtemps été absent du cinéma allemand, tout simplement par qu’il n’y avait pas de cinéastes juifs en Allemagne. Soit ils ont été tués, soit ils ont fui le pays. Depuis la migration juive des années 1990, on a une génération qui a les moyens de raconter sa propre histoire. Une histoire qu’on n’a pas vu sur les écrans jusqu’à aujourd’hui. On en avait marre de voir des films réalisés par des personnes non-juives qui mettaient en scène des personnages juifs d’une manière qui n’avait absolument rien d’authentique. Les personnages juifs dans les films allemands sont toujours mis en scène dans un contexte ou d’Holocauste, ou de Judaïsme religieux. Il y a toute une construction visuelle de la judéité en Allemagne. C’est pour cette raison qu’on a voulu sortir de ce discours pour faire un film qui reflète notre point de vue. Et les supers retours qu’on reçoit de la part de la communauté juive en Allemagne nous donnent raison. Les juifs allemands ont trouvé en Dima un héros auquel ils peuvent enfin s’identifier et qui se rebelle contre le récit-cadre qu’on lui a imposé.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées en travaillant ensemble sur ce film, et qu’est-ce que cela vous a apporté au contraire, ce travail à deux ?
On s’est rencontré en école de cinéma en 2011 et on a coréalisé trois moyens-métrages sur les dix dernières années. Mais en réalité, nous avons commencé à collaborer encore plus tôt que ça. Déjà étudiants, on se soutenait dans nos projets respectifs en se donnant des coups de main en tant qu’assistant réalisateur. On s’attribuait des étiquettes : l’un serait « le réalisateur » et l’autre serait son « assistant ». On ne se rendait pas compte que dans le milieu professionnel, l’assistant réalisateur ne fait pratiquement aucun choix créatif, mais que c’est la personne qui se charge principalement des questions d’organisation. Comme on ne le savait pas, on travaillait sur les scripts et les story-boards ensemble. À la fin de notre premier stage sur un plateau professionnel, on avait appris le vrai sens des termes et nous avons donc donné un autre nom à notre collaboration : c’est là qu’on s’est mis à coréaliser officiellement. De notre point de vue, il y a beaucoup d’avantages à la coréalisation. Quand on travaille en tandem, on a toujours quelqu’un sous la main pour nous aider à réfléchir aux pensées qui nous viennent et pour remettre en cause notre perspective, nos idées et nos motivations. Deux têtes valent mieux qu’une, c’est évident. Le travail sur un plateau de cinéma peut être épuisant, parce qu’il faut rester concentré sur chaque plan, sans faillir, même si ce n’est qu’un plan de détail. Être une étoile binaire nous permet de nous économiser : on est plus ou moins actif ou passif à tour de rôle. De plus, cela facilite l’interaction avec les différents postes, ainsi que les prises de décision en général. Au lieu d’avoir deux individus qui discutent en tête à tête, on forme un triangle avec deux réalisateurs et le responsable de chacun des postes techniques. Avec trois personnes en position d’autorité, on peut prendre des décisions de manière démocratique. Avant de tourner, on passe toujours beaucoup de temps à trouver un langage cinématographique et narratif. À ce stade du processus, on s’efforce de résoudre tous les conflits qu’il pourrait y avoir, de manière à ce qu’il n’y ait pas de disputes sur le plateau. Pour ce qui est des inconvénients, maintenant. Bien entendu, ce n’est pas donné à tous les duos de réalisateurs d’être un binôme qui fonctionne. Par conséquent, j’imagine qu’on a juste eu de la chance de s’être trouvés. Parfois il faut laisser son égo de côté ou sacrifier des éléments qui nous tiennent à cœur pour servir le film. Ça, ce n’est pas toujours facile. Bien évidemment, il est impossible de collaborer si les deux réalisateurs ne tombent pas d’accord sur ce qui constitue le cœur du scénario. Heureusement, on a la chance d’avoir des convictions et des goûts en matière de cinéma suffisamment proches pour pouvoir fusionner, mais en même temps suffisamment différents pour qu’il reste une certaine tension créative.
Quel est l’avenir du format court métrage d’après vous ?
En tant que réalisateurs et auteurs, on est sans doute les moins bien placés pour prédire l’avenir du court-métrage, mais on peut essayer de deviner ! On pense que les courts-métrages prendront de l’importance suite à la pandémie de la Covid-19. Il est possible qu’il y ait moins de longs-métrages et donc les boîtes de productions seront d’autant plus sélectives quant aux réalisateurs et réalisatrices à soutenir. Les courts-métrages vont devenir des sortes de carte de visite qui vous permettront de présenter votre style propre de réalisation, encore plus qu’aujourd’hui. De plus, il est très intéressant d’envisager l’avenir du monde du court-métrage allemand. D’autant plus en tant que post-migrants nous-mêmes, nous avons hâte de voir émerger une nouvelle génération de récits pluriels en Allemagne.
Demain on reconfine, quels plaisirs culturels conseillez-vous pour échapper à l’ennui ?
Puisque les cinémas sont fermés en ce moment, nous avons investi dans un home cinéma. C’est sûr que ce n’est pas la recommandation la plus abordable financièrement, mais ça nous a vraiment changé la vie. Tout est beaucoup plus sympa à regarder et ça aide vraiment à se concentrer sur le film plutôt que de jeter un œil à ce qui se passe sur son téléphone en parallèle. L’autre souci, c’est la manière de choisir un film sur toutes les plateformes de streaming dont on dispose. Si votre truc, c’est plutôt le cinéma « artistique » ou l’histoire du cinéma, on vous recommande vivement The Criterion Channel (qui n’est pas accessible en Europe actuellement, mais qu’on peut regarder avec un VPN). On aime beaucoup aussi explorer d’autres pays et d’autres cultures en regardant des films exotiques, d’autant plus que la plupart d’entre nous n’aura pas l’occasion de voyager cette année. Par exemple, on s’est plongés dans le cinéma russe et on a découvert des super films et réalisateurs dont on n’avait jamais entendu parler avant.
Pour voir Masel Tov Cocktail (Cocktail Mazel Tov), rendez-vous aux séances de la compétition internationale I2.