Dîner avec Angle mort
Entretien avec Lotfi Achour, réalisateur de Angle mort
Qu’est-ce qui vous intéressait dans le fait de présenter cette histoire sous la forme d’un témoignage dit à la première personne ?
Tous les faits racontés dans le film sont des faits réels, que j’ai eu la possibilité de recouper de plusieurs manières : procès, témoignages de victimes et de la famille, rapports de police, instruction judiciaire… Plus je creusais et approfondissais mon travail, plus je me trouvais face à une incroyable mise en scène d’un crime d’État, impliquant plusieurs de ses institutions, jusqu’à la médecine légale. J’étais donc face à un défi, celui de présenter une réalisation et une mise en scène qui soient « à la hauteur » de la mise en scène du régime du dictateur Ben Ali (1987-2011). J’ai commencé par écrire un petit texte très simple qui reprend les différents éléments de l’histoire et je l’ai fait lire à Natacha de Pontcharra, ma coscénariste, qui a eu cette belle idée de faire parler la victime à la première personne et au présent, trente ans après sa mort. C’est ce texte, à la première personne qui est devenu le point de départ du film. Cette idée était exactement ce que je cherchais car c’était une manière de nous « télétransporter » dans le temps où cela s’est produit et de suivre minute par minute ce que cet homme a subi. C’était ce que je cherchais car l’affaire n’est toujours pas résolue, trente ans après, et la mettre dans un récit au présent contribue à accentuer cet aspect, ce besoin qu’elle le soit enfin, qui est un des messages du film. Parce que par sa résolution, c’est aussi l’accomplissement de la justice qui se fera. Mais malheureusement, je pense que cela n’aura jamais lieu.
Comment avez-vous abordé la création graphique des images qui accompagnent la voix off ?
Je suis parti du texte et j’ai entamé une réflexion avec Lotfi Mahfoudh, un réalisateur de films d’animation dont j’aime beaucoup le travail et Anissa Daoud la productrice du film, qui a toujours eu une vraie contribution artistique dans nos échanges autour de mes films. Je ne savais pas exactement où j’allais mais je posais vraiment comme « condition », au cœur de nos échanges, la liberté. Je sentais que cette histoire devait naviguer entre documentaire et fiction mais aussi entre différents types d’images, différents supports, différentes esthétiques. Je n’ai jamais craint les mélanges, des hybridations, bien au contraire. Je savais qu’au bout de cette manière de faire, une cohérence se dégagerait. J’ai plongé dans plusieurs types d’archives, j’ai filmé des audiences où était présents à la fois la famille de la victime mais aussi le ministre de l’Intérieur de l’époque, dont je n’avais que le son car il était caché aux regards. Mais je sentais que ça n’était pas ce présent-là seul qui m’intéressait mais l’idée de la trace, visible et invisible. Nous avons donc essayé différentes techniques d’animation, le noir et blanc s’est vite imposé. Puis nous avons fini par adopter le principe des images « photocopie » d’abord à partir de photos, textes, archives. Des images qu’on photocopiait et qu’on animait. Ensuite nous avons fait une journée de tournage avec les acteurs, selon ce même principe de la photocopie, en fabricant une grande vitre et en filmant par en dessous à l’horizontale, les acteurs eux, étant au-dessus de la vitre. Ensuite nous avons tout story-boardé avec Lotfi Mahfoudh, pour aboutir ainsi la fabrication du film, qui superpose au sens propre plusieurs plans d’images, de dessins, de graphismes, de textes écrits à la main… Tout notre travail s’est fait selon un principe d’allers-retours entre ces improvisations dans le tournage ou les essais d’animations et un découpage de plus en plus précis. Mais le principe de recherche et de liberté, a été maintenu jusqu’au bout dans la phase de montage.
À quel point étiez-vous intéressé par le questionnement du silence des institutions et leur rôle, indifférent ou initiateur, dans ces pratiques de torture ?
C’est un questionnement que je pense même crucial pour l’avenir même de la Tunisie. Pour sa paix. Pour son développement et pour arriver à élaborer un vrai pacte social, où milliers de victimes et bourreaux pourront vivre ensemble. Mais pour que ce vivre-ensemble pacifique puisse avoir lieu, il faut impérativement que l’État, à travers toutes ses institutions, reconnaisse ses responsabilités dans des crimes atroces et à grande échelle, depuis l’indépendance il y a exactement soixante-cinq ans. Car ce qui est caché aux tunisiens, outre l’abjection de beaucoup de crimes, c’est la dimension de ces crimes. Par milliers. Ce que j’ai pu découvrir en travaillant maintenant depuis trois ans sur le sujet. Or, ça n’est pas du tout notre récit national. Et c’est là qu’il y a un vrai enjeu. Tous les régimes, sans exception jusqu’à aujourd’hui, ont instrumentalisé les institutions policières et judiciaires, au profit du pouvoir politique du moment. La contrepartie offerte par l’État, aux agents de ses institutions, étant l’impunité. Ceci a été accompagné d’un narratif fallacieux, flatteur pour les citoyens et qui a quand-même fini par construire des représentations, un imaginaire collectif de ce que nous serions. Loin du degré de violence historique qui s’est développé dans la société tunisienne en même temps que se développait le déni. De mon point de vue, c’est notamment à cause de ses mensonges partagés, de ces dénis, que nous en sommes là où nous sommes. Une société profondément traversée par la violence, qui peut exploser à tout moment.
Êtes-vous intéressé par la thématique de l’attente et de l’empêchement et envisagez-vous de réaliser d’autres films autour de cette thématique ?
Le prochain long métrage que je tourne au printemps, contient effectivement fortement cette thématique. Je n’y avais pas vraiment pensé sous cet angle. Et plus que cela, c’est encore une fois l’attente d’une mère du corps de son fils, mort lui aussi suite à une violence terrible. Mais qui se dénoue différemment. Je n’avais vraiment pas vu les rapprochements entre les deux histoires… Comme quoi, on ne s’appartient vraiment pas dans un geste de création. Mais quoi qu’il en soit, toute dramaturgie n’est-elle pas au fond le récit d’une attente déçue ou d’un désir empêché ?
Selon vous, qu’est-ce qui fait un bon film ?
Si seulement je le savais… Je ne ferai que de bons films. En tout cas, ce que je peux dire et qui compte en premier lieu pour moi, c’est avant tout l’absolue justesse du jeu des acteurs. Car s’il y a une chose qui disqualifie absolument tout film à mes yeux, même ceux qui sont magnifiquement filmés ou qui ont de très forts scénarios, c’est une mauvaise direction d’acteurs.
Pour voir Angle mort, rendez-vous aux séances de la compétition labo L3.